Je réfléchis un bref instant. Cette affaire va faire un drôle de pet, je vous le dis. Les journalistes vont s’en payer une sacrée tranche. C’est pas tous les jours qu’ils ont un homme étranglé dont le cadavre repose dans une armure à se foutre sous les chailles.
Je ramasse la petite Josée et je la porte entre les bras solennels d’un vaste fauteuil Louis XIII. Sa tête dodeline. Ses yeux sont révulsés et sa pâleur la fait ressembler à un pensionnaire du musée Grévin. Histoire de la ranimer et aussi, je l’avoue, de me passer les nerfs, je lui administre une solide paire de baffes. Elle revient à elle.
— Je crois que c’est à toi d’annoncer la couleur ! fais-je, comme parole de bon accueil. Inutile de te faire remarquer que tu t’es collée dans une drôle d’affaire !
Elle éclate alors en sanglots bruyants. Je la laisse chialer tout son saoul parce que c’est le genre de réaction qui libère un individu et l’amollit.
Lorsque ses hoquets s’espacent, je m’assieds sur l’un des bras du fauteuil.
— Maintenant, raconte !
Elle hausse les épaules.
— Je ne sais rien ! C’est effrayant !
— Hé, molo, jeune fille ! Tu ne sais peut-être rien en ce qui concerne la mort d’Hervé, mais tu vas tout de même me rencarder sur vos agissements à tous les deux… Vous avez eu l’idée de faire chanter la vieille il y a quelque temps, hmm ? Vous l’avez, par lettre anonyme, menacée de raconter à son mari sa liaison avec Suquet si elle ne casquait pas. Elle a averti son mironton et vous l’avez eu dans le dos…
« Tu vois, je connais le départ de l’histoire… Bien. Vous vous êtes dit que pour l’amener à composition, il fallait frapper un grand coup, et vous avez manigancé cette ridicule mise en scène… Non ?
— Oui…
— C’était plus une blague qu’un drame…
« Ton copain a feint d’avoir la gorge tranchée. Vous aviez remplacé l’ampoule de la chambre par une lampe extra-forte… Lorsque la vioque s’est amenée, et qu’elle a pénétré dans la chambre, toi tu lui as tiré le portrait, exact ?
— Oui.
— Très bien… Ensuite ?
Josée passe avec égarement la main sur son joli minois.
— Ensuite, balbutie-t-elle… Je suis allée me cacher dans le parc en attendant que la vieille s’en aille…
Elle respire péniblement. Sa petite poitrine se soulève à un rythme accéléré.
— La mère Bisemont s’est sauvée et puis nous sommes partis, récite-t-elle d’une voix morte…
— En emportant la carpette ?
— Oui, elle était tachée…
— Et vous avez aussi récupéré l’ampoule ?
— Oui…
— Bon, continue, et magne-toi parce que je commence à trouver qu’on s’éternise…
— On est rentrés à Paris !
— Comment ?
— J’avais loué une 2 CV dans un garage du boulevard Montparnasse !
— Pourquoi ?
— Pour éviter le centre de Malmaison. Et puis on avait pensé à la carpette qui serait tachée et qu’il faudrait embarquer.
— Vas-y, je t’écoute…
— Après j’ai emmené Hervé à la gare de Lyon.
— Pour quoi faire ?
— Il devait filer à Avignon et m’y attendre…
— Pourquoi à Avignon ?
— C’est une ville que nous aimons… Il devait descendre à l’Hôtel du Pont…
— Pourquoi filait-il sans toi ?
— Pour la vérité de notre scénario, il devait disparaître, vous ne comprenez donc pas !
— Oui, je vois. Note qu’il ne risquait pas grand-chose à attendre dans un hôtel d’ici…
— C’est lui qui avait voulu.
Évidemment. Le petit lâche avait peur de trop se mouiller. Il voulait bien se prêter à la mise en scène, mais pas participer au chantage. Il pensait qu’au cas où l’aventure tournerait mal, il serait moins salé.
— C’est toi qui avais eu l’idée de cette rocambolesque mise en scène ?
— Ben ! c’est-à-dire…
— Allez, ne mens pas et continue… On éclaircira tous ces petits points obscurs par la suite.
La jeune fille pousse un profond soupir.
— J’ai laissé Hervé à la gare… Je suis allée porter la carpette chez un teinturier en demandant qu’on la nettoie… Puis j’ai rendu l’auto, développé la photographie…
— Tu sais le faire ?
— Bien sûr… J’ai travaillé chez un photographe avant de…
— Après ?
— J’ai repris mon travail, car je n’avais demandé qu’une partie de mon après-midi en prétextant que j’allais chez le docteur… En fin de journée, j’ai posté la photographie à Mme Bisemont, par pneumatique… Et ce matin je j’ai appelée au téléphone pour…
— Vu !
Maintenant elle commence à reprendre des couleurs, Josée. Son doux visage de petite garce est celui d’un ange ! Je pige que le gars Hervé se soit laissé embringuer dans une pareille aventure pour ses beaux yeux ! Ils valent le déplacement. Je suis prêt à vous parier un quart de nuit comme une nuit au quart que vous en feriez vos beaux dimanches après-midi, de cette môme-là !
Et y aurait pas besoin de vous procurer le mode d’emploi : vous trouveriez tout seuls, bandes de pas finis !
— Raisonnons, Josée… Tu me dis avoir conduit Hervé à la gare ! Vous y êtes allés tout de suite en sortant de là ?
— Oui.
— Il a pourtant bien fallu qu’il se débarrasse de la peinture qu’il avait au cou ?
— Il s’est lavé ici…
— Où ?
— Dans le parc, il y a une pièce d’eau…
— Tu me la montreras… Tu es descendue de voiture, à la gare, pour l’accompagner au train ?
— Non ! Il me restait trop de choses à faire en peu de temps !
— Avait-il retenu son billet ?
— Non ! Mais il avait largement le temps de le prendre. Son train ne partait qu’à quatre heures dix et je l’ai déposé à moins le quart !
— Et depuis, tu n’as plus eu de ses nouvelles ?
— Non.
Cette fois, les gars, nous flottons dans l’encre de Chine la plus noire et la plus chinoise.
Je me dirige vers une tablette supportant un poste téléphonique. J’espère que la ligne n’est pas interrompue en l’absence des Bisemont. Je décroche : ô bonheur, le petit zonzonnement se produit. Alors je tube au Vieux pour lui expliquer ce qui se passe. Au début il renaude. Il n’aime pas beaucoup que ses collaborateurs emploient leurs vacances à lever des lièvres de ce genre, seulement, comme il a, plus encore que moi, le goût du mystérieux, il finit par me dire qu’il m’envoie l’Anthropométrie et le toubib… Il accepte de me faire charger de l’affaire et d’écraser le coup pour la presse. En effet, je tiens à conserver ma liberté de mouvement. Rien de plus casse-burnes que d’avoir à ses chausses une douzaine de gars curieux qui ne savent pas se promener sans avoir un appareil photographique sur le bide…
— Envoyez-moi Bérurier ! ajouté-je en conclusion…
Je raccroche.
Josée a, en même temps que des couleurs, repris du poil de la bête. Vous me croirez si vous voulez (et si vous ne voulez pas, allez vite vous faire cuire deux œufs) mais la voilà qui se recharge les labiales au Rouge Baiser. Je me dis, in petto, car le latin n’a pas de secret pour moi, que le plus baisé des deux n’est pas celui qu’on pense. J’éprouve la désagréable sensation d’avoir été mystifié par moi-même. Rien ne va plus ! Je faisais l’esprit fort, le gros crack qui s’amuse d’une blague, et voilà qu’en réalité je traversais, sans m’en douter un seul instant, un marécage on ne peut plus fangeux.