— Quel est le programme ? s’informe la donzelle.
Je réprime son optimisme naissant avec deux mots :
— Ta gueule !
— Merci !
Elle est complètement zizi, cette souris !
Elle a un branchement de pété du côté du cœur. Il n’y a rien de plus effrayant que quelqu’un d’insensible ! Or, à notre époque, on en rencontre de plus en plus. Reliquat de la guerre, je suppose ? Il y a eu trop d’yeux arrachés avec des fourchettes à huîtres, trop de doigts écrasés, de chairs brûlées, de langues déliées… Trop de misères humaines… Ça laisse des traces !
La fonction crée l’organe, l’organe de l’insensibilité est né !
— Tu ne te rends pas compte que ton petit gars est mort à cause de tes manigances !
Elle secoue la tête, sa jolie tête faite pour sourire, faite pour aimer.
— Ce n’est pas ma faute !
— Mais si, tu le sais très bien ! Sans toi il vivrait encore. Avoir entrepris cette épopée du ridicule pour essayer d’obtenir deux millions ! Deux malheureuses briques ! Vous auriez claqué ça en un mois, je vois le topo… Et ensuite vous auriez attaqué un bureau de poste de banlieue !
Elle hausse les épaules :
— Vous faites du roman, dit-elle.
Je lui cloque une mandale. Pas pour la ranimer, celle-là, mais plutôt pour l’endormir !
Deuxième partie
CHAPITRE VIII
Dans lequel je prends : le taureau par les cornes, mon courage à deux mains, et le parti le plus sage !
Le doc est un petit tonneau plein de graisse, avec un costard noir, coupé comme pour un Roi mage, des lunettes à monture d’or et l’air de trouver la vie épatante sous tous ses angles.
Il va se laver les pognes au lavabo de la salle de bains. Je l’y escorte afin que nous puissions causer peinardement.
— Alors ?
— Étranglé !
— Merci, je m’en doutais un peu…
Il hausse les épaules.
— Ce dont vous ne vous doutez pas, je suppose, cher San-Antonio, c’est qu’il l’a été à l’intérieur de l’armure !
Je deviens béant comme les arènes de Nîmes !
— Vous charriez, doc ?
Je balance ça, manière de parler, car le légiste est un monsieur qui n’a pas l’habitude de se lancer dans des calembours lorsqu’il travaille.
S’il avait des épaules, il les hausserait sûrement, mais un tonneau n’a jamais haussé les épaules.
— Je ne veux pas entrer dans des détails que le profane trouve toujours sordides, mais en mourant la victime a eu certaines réactions dont on trouve trace dans l’armure… D’autre part, je suppose qu’on aurait eu d’énormes difficultés à faire entrer un cadavre dans cette carapace de fer, même en devançant la rigidité cadavérique ; enfin, j’ai découvert, aux articulations des bras, des meurtrissures profondes, ce qui indiquerait que ce garçon a essayé de se débattre, seulement, il était prisonnier de son carcan de métal !
J’en bave des ronds de bada. J’ai vu bien des meurtres étranges mais jamais des meurtres de conception aussi médiévale !
Y a de quoi descendre de vélo pour se regarder pédaler, je vous assure ! Je n’y comprends que pouic ! Je suivrais l’émission « L’atome, notre ami » (patronné par le professeur Kichi-Duhô-Duma d’Hiro Shima) plus aisément que les méandres de l’esprit salingue ayant conçu ce forfait.
Parce qu’enfin, pour résumer les données du problo : Hervé et sa petite poule organisent une mise en scène qui se déroule suivant leur plan. Le garçon va à la gare pour rallier Avignon… Et le lendemain après-midi, on découvre sa carcasse dans une armure. Môssieur s’est déguisé en homard.
— À quelle heure, le décès, doc ?
— Vers les minuit, à une heure près…
— O.K…
Je sors dans le jardin et je m’approche de la pièce d’eau…
Effectivement, je découvre des éclaboussures.
La peinture rouge sur la margelle moussue. Jusqu’à preuve du contraire, la môme Josée a donc dit vrai…
Comme je reviens au perron, le célèbre Bérurier, dit Béru-vaillant, s’annonce, mal rasé, vineux, cradingue comme s’il avait passé la nuit dans une poubelle de quartier pauvre.
— Quoi de neuf ? dit-il, parodiant le monsieur qui pénètre chez un antiquaire.
— Un mort ! Un !
— Quel genre ?
— Du genre Bayard ! Mais lui il n’était ni sans peur ni sans reproche ! J’ai un petit turbin pour toi !
— Quoi t’est-ce ? questionne-t-il en cherchant une application rigoureuse des Liaisons dangereuses de Laclos.
— J’ai là une jeune délinquante d’un genre assez spécial. L’espèce Saint-Germain-des-Prés-J3 tragique, tu vois ?
— Gy !
— Tu vas l’emmener… Une fois à la Grande Taule, tu t’arrangeras pour lui laisser l’occasion de mettre les bouts, tu saisis ?
— Et comment ! Et tu veux que je lui file le train ?
— Pas toi, car tu passerais aussi inaperçu qu’une bouse de vache sur un Aubusson. Une fois qu’on t’a vu, Gros, tu sais bien qu’on ne t’oublie plus ! Tu restes dans les rétines et dans les cœurs… Tu diras à Pinaud de la suivre.
— Elle est où-ce que, cette frangine ?
— Arrive !
Nous gravissons le perron. Bérurier sent la teinturerie négligée et le mégot froid. Dans le hall, Josée est blottie au creux de son fauteuil.
Je m’approche d’elle, je cueille son sac à main et l’ouvre. Dedans il y a ses clés, un portefeuille contenant deux mille balles et la photo d’Hervé. Je m’empare de la photo…
— Tu vas embarquer mademoiselle ! dis-je à Béru d’un ton extraprofessionnel. Elle est en état d’arrestation. Je l’interrogerai plus tard…
— Bien, monsieur le commissaire, dit le Mahousse en chopant la môme par une aile…
Je les regarde disparaître. On dirait un bœuf qui emmènerait paître sa bergère. Lorsqu’ils ont disparu, je grimpe à la chambre où s’effectua la mise en scène. Il n’y a plus d’ampoule dans la douille de l’abat-jour… Je reconstitue le tableau d’après la photographie qui fut expédiée à Mme Bisemont. Je me demande comment la vioque ne s’est pas rendu compte d’une présence derrière elle. Peut-être qu’elle a du parmesan dans les assiettes à hors-d’œuvre ? Pourtant elle ne m’a pas donné l’impression d’être sourdingue !
Je redescends, de plus en plus perplexe. Quand le père Bisemont va savoir qu’il y avait un macchab dans son armure, il va pousser une drôle de bouille ! Je ferais peut-être bien de lui apprendre la chose moi-même !
Mais auparavant, comme disent les Chinois, je vais aller faire un viron à la gare de Lyon.
La fille m’a dit que Suquet n’avait pas son billet. Conclusion, en demandant à tous les guichetiers susceptibles de fournir un billet pour Avignon, s’ils ont vu Hervé, j’ai une chance de retrouver sa trace. Car maintenant il est indispensable que je sache l’emploi du temps du garçon, entre son arrivée à la gare et son entrée dans l’armure des Bisemont.
Nanti de sa photo, je me farcis les différents guichets en baratinant les employés. À la quatrième tentative, je vois mes efforts couronnés de succès. Un petit zig en blouse blanche, calvitié et moustachu, prend un air inspiré en regardant l’image que je lui cloque sous le pif.
Lamartine devant son lac, un chat siamois sur ses cendres, un touriste anglais devant celles de Napoléon n’auraient pas une expression plus recueillie.
— Avignon, Avignon ! Une seconde pour Avignon, récite-t-il…