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Il est en transe. Il s’efforce, il se sollicite, s’évertue, se tracasse…

— Oui, c’est bien lui…

— Alors il a pris un billet ?

— Oui.

— Vous n’avez rien remarqué de particulier ?

L’homme se plonge dans une profonde rêverie, derrière la vitre trouée qui le met à l’abri des vains du postillon.

— Non, il m’a demandé à quelle heure partait le prochain rapide pour Marseille… Je lui ai dit quatre heures douze…

— Il était seul ?

— Oui, d’ailleurs il n’a pris qu’un billet.

— Je veux dire : personne ne l’escortait ?

— Je ne l’ai pas remarqué !

Je salue ce vaillant employé de la SNCF dont la mémoire n’a d’égale que la courtoisie. Et je me dirige vers le buffet de la gare car il fait soif.

Au milieu de la populace disparate qui stagne là en attendant des trains, je m’efforce de comprendre ce qui est nettement incompréhensible…

— À quatre heures moins dix, Suquet a pris un billet pour Avignon. Son train partait vingt minutes plus tard… Et pendant ces vingt minutes il a changé d’idée ; il a renoncé à son départ… Il…

Je cigle mon blanc-cassis et je retourne vers mon employé.

— Encore un petit renseignement, cher ami : où se fait-on rembourser les billets lorsqu’on décide de ne pas les utiliser ?

— Guichet 14…

Je vais au guichet indiqué. Je tombe sur un aimable monsieur aussi gracieux qu’un hépatique cocu qui vient de recevoir sa feuille d’impôt le lendemain du jour où on lui a appris qu’il a la vérole et que son fils unique est en réalité de son voisin de dessus !

— Hier, cet homme ne se serait pas fait rembourser une seconde pour Avignon ?

Il balance un coup de périscope, très bref, sur mézigue d’abord, sur le portrait de Suquet ensuite !

— Ce petit trou du c… ! fait-il. Je pense bien !

« Il m’engueulait parce qu’il trouvait que ça n’allait pas assez vite !

— Quelle heure était-il ?

— Je vais vous le dire.

Il sort un registre d’un tiroir et le compulse…

— Il était quinze heures cinquante-deux !

— Merci…

Je m’enfonce davantage dans l’abrutissement. Ça se Corse, île de Beauté ! D’après les résultats de cette petite enquête, Suquet a acheté un billet qu’il est allé illico se faire rembourser… Alors là, c’est plus que le casse-tronche chintock. C’est le Sphinx qui fait du texte, les gars ! Vite de l’aspirine ou j’ai droit à la congestion cérébrale !

Je gagne le bureau de poste (je suis un favori des loteries) et je demande à un annuaire des téléphones l’adresse du burlingue de M. Bisemont. Il me la fournit sans difficulté et à la lettre B.

Je me catapulte alors dans mon carrosse à changement de vitesses et en moins de temps qu’il n’en faut à une jeune épousée pour chanter « Maman » sur l’air de La Marseillaise, me voilà devant un bel immeuble du boulevard Haussmann ; en caillou authentique, avec fromage autour des fenêtres, porte cochère en fer forgé et concierge absente sur la cour !

Une plaque de cuivre qui aurait valu, pendant la guerre, une pièce de pinard à son propriétaire, annonce en caractères plus gras que Bérurier que les bureaux de M. Bisemont sont au deuxième.

Je monte, j’entre, because on est prié de ne pas sonner, et je fonce dans un clapotis d’Underwood jusqu’à un bureau marqué « Renseignements ».

La belle enfant qui se prélasse derrière le meuble achève de rogner la peau morte cernant ses ongles avant de lever sur moi un regard langoureux comme douze chansons napolitaines.

— Oui, fait-elle avant que je lui aie rien demandé.

— M. Bisemont, s’il vous plaît !

— Vous avez rendez-vous avec lui ?

— Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas celle que vous pensez !

Elle se fend le tiroir, ce qui me permet d’admirer la délicatesse de ses amygdales.

— Sérieusement, c’est pour quoi ?

— Privé !

— Je ne pense pas qu’il puisse vous recevoir ; il est avec un acheteur étranger… Vous êtes acheteur ?

— Non, vendeur : je vends du malheur… Voici la carte de ma maison.

Je lui installe ma plaque de police sous le nez, qu’elle a fin, délicat et raccommodé par un émule de Claoué un jour qu’il sortait d’un banquet d’anciens combattants.

Elle s’exorbite.

— Police ! dit-elle.

— Oui, mon lapin. Prévenez M. Bisemont qu’il vende vite ce que son acheteur est venu lui acheter parce que je suis très pressé.

Elle se lève, tire sur sa jupe et disparaît par une porte matelassée comme le cabanon d’un frénétique.

Son absence est brève. Lorsqu’elle revient, elle a repris son aplomb, because le calme de son patron a dû lui en imposer.

— M. Bisemont va vous recevoir dans quelques minutes.

En attendant, pour tromper le temps, je lui fais un doigt de cour dans un verre de sirop en songeant à la poupée qui m’attend dans Paris à la même heure et qui doit avoir un début d’indigestion de lapin.

— M. Bisemont a beaucoup de chance, attaqué-je, très sec.

— Pourquoi ? gazouille la douce enfant cyranesque.

— D’avoir une aussi jolie secrétaire. Ma secrétaire à moi chausse du quarante-quatre et oublie de se raser !

Elle rigole.

— Vous êtes galant pour un policier.

— Oui, on m’appelle le commissaire du charme ! Les dames s’amusent à tuer leurs maris rien que pour le plaisir d’être arrêtées par moi !

Nouveau rire argentin de la ravissante pin-up. Elle a des seins comme je les aime : en forme de biberon. Et les regardant, on devient un farouche partisan du régime lacté.

Une poitrine commak, c’est la mort de Nestlé.

Je le lui dis en termes mesurés avec une chaîne d’arpenteur et elle ne se tient plus de joie. Elle regrette d’être enfermée dans un box vitré, car elle aimerait que ses collègues soient témoins de ce divertissement.

— Vous me plaisez beaucoup, mon chou, affirmé-je, j’adore les brunes.

— Mais je suis blonde ! objecte-t-elle.

— Je ne me fie pas aux apparences !

Là-dessus, le père Bisemont ramène sa fraise, accompagnant l’acheteur étranger, un Italien qui lui secoue le brandillon pendant un quart d’heure en l’assurant de l’expression, etc., etc.

Alors, la porte étant refermée, Bisemont s’avance vers mézigue.

C’est un monsieur. Un mètre quatre-vingts ; soixante piges, montre en main ; un costard prince-de-galles ; une cravate en laine tricotée… Une calvitie quasi complète lui évite d’avoir trop de cheveux blancs. C’est le genre d’hommes d’affaires plein d’allant, qui ne fera jamais son âge et dont le regard demande « combien ». Il doit avoir des bagnoles sport, des maîtresses dans la haute couture (comme clientes du moins) et une chasse en Sologne afin d’aller faire des galipettes en Normandie !

Il me toise de bas en haut, de gauche à droite, et tout ça dans le sens des aiguilles d’une montre !

Pas un muscle de son visage ne bouge, il a l’œil bleu, vif, acéré.

— Entrez, je vous prie.

Je pénètre dans son antre de businessman.

C’est clair, cossu, pratique.

— Asseyez-vous, monsieur le commissaire.

Il ne semble pas éprouver la moindre inquiétude. C’est un homme détendu en toutes circonstances. Pour lui, la vie est un jeu très grave, auquel il joue avec une superbe maîtrise.

Il contourne son burlingue, s’assied, joint ses doigts racés.

— Je vous écoute.

— J’ai une pénible nouvelle à vous apprendre, monsieur Bisemont.