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C’est pas l’homme à piquer des vapeurs pour autant. On lui annoncerait qu’il a une bombe H sous son fauteuil, il se contenterait de demander à quelle heure elle explose pour faire annuler ses rendez-vous.

Je prends un temps, trois mouvements et la peine de réfléchir. Comme il ne me pose pas la moindre question, j’y vais de mon boniment.

— On a découvert le cadavre d’un jeune homme dans votre propriété.

— Qui a découvert ce cadavre ?

— Moi-même…

— Puis-je vous demander ce qui vous a amené à pénétrer chez moi sans m’en informer ?

Il a un self-contrôle qui rendrait jalmince une statuette chinoise.

— Je ne puis vous répondre pour l’instant.

« Sachez seulement que j’avais un motif valable.

Il n’insiste pas.

— Puis-je savoir ce que ce jeune homme faisait sous mon toit ?

— Je suppose qu’il… qu’il profitait de votre absence pour…

— Pour faire l’amour avec ma femme ? termine Bisemont à ma grande stupeur. Ce cadavre est celui de M. Suquet, je présume ?

Rideau ! Me voilà une nouvelle fois époustouflé. Quelle affaire, madame la baronne ! Quelle affaire !

CHAPITRE IX

Dans lequel j’ai de plus en plus l’impression de m’être fourvoyé dans le Palais des mirages

Je ne sais pas pourquoi, soudain, dans ce bureau d’homme d’affaires cossu, j’ai la désagréable impression que la réalité n’est pas réelle ; que tout est illusion, mirage et consorts…

Vous allez me répondre (si vous êtes poètes) que la vie elle-même est un mirage, une monstrueuse escroquerie à l’illusion, mais ma vie présente a franchement droit à un tour d’honneur dans le domaine du farfelu. M. Bisemont sortirait un lapin russe de son falzar ou se déguiserait en crème de beauté que je n’en serais pas autrement surpris.

— Vous étiez au courant ! bégayé-je, avec la voix flageolante du monsieur qui vient de se farcir une dame sans s’apercevoir que son mari roupillait au bout du lit.

Il a une mimique amère.

— Depuis toujours, mon cher monsieur. Ma femme est une nymphomane. Le premier mois de notre mariage, elle violait le garçon boucher. C’est vous dire…

« Lorsque j’ai compris qu’il n’y avait rien à faire contre ses débordements, j’ai fermé les yeux pour éviter le scandale ! C’est ce qu’on appelle la part du feu !

La part du feu au chose, oui ! Plutôt la part du lion (et pas celui de Belfort) ! Car mon petit doigt me dit que ce digne homme tenait à la dot de son incendiaire épouse. Il se foutait pas mal qu’elle roussisse la toile des draps pourvu qu’il puisse faire fructifier son flouze. Le fric qui abîme tant de choses en arrange beaucoup d’autres. Il rend compréhensif et même tolérant. D’ailleurs c’est lui qui est à la base des maisons de tolérance, ça veut tout dire, non ?

— Depuis quand avez-vous appris qu’elle avait des bontés pour ce Suquet ?

— Depuis le jour où elle me montra une lettre de chantage. J’ai fait faire une petite enquête par un policier privé et j’ai appris de la sorte l’existence de Suquet…

— Alors ?

— Je suis allé trouver ce garçon !

— Vous ?

— Oui. Je lui ai dit qui j’étais et je lui ai montré qu’il était bien inutile d’essayer de faire chanter ma femme ! Il a compris et, je crois, n’a plus réitéré sa petite saloperie…

Je me mets à lui raconter par le menu la suite des événements.

Bisemont m’écoute gravement… Sans m’interrompre. Lorsque j’ai fini de jacter, il promène sa main racée sur sa calvitie et esquisse une petite grimace.

— Tout cela ressemble à un monstrueux enfantillage, dit-il.

— C’est aussi mon avis, monsieur Bisemont. Mais lorsqu’un enfantillage se termine par un meurtre, il mérite qu’on s’y arrête !

— Oui, évidemment…

Le soupir qu’il exhale me laisse entendre que s’il avait la faculté de recommencer sa vie, il épouserait une vache normande, une brouette chinoise, une caisse d’horloge, mais surtout pas sa femme actuelle.

— Monsieur Bisemont, attaqué-je, j’espère que vous ne prendrez pas ma question en mauvaise part, mais je suis obligé de vous demander ce que vous faisiez cette nuit, entre onze heures du soir et une heure du matin !

— C’est l’heure à laquelle ce garçon a été tué ? demande-t-il.

— Approximativement, oui !

— Dois-je en conclure que vous me soupçonnez ?

Son calme cherche à m’en imposer ; mais on imposerait plus facilement un percepteur sur des bénéfices illicites que le gars San-Antonio lorsqu’il cuisine un bonhomme.

— Vous pouvez conclure en tout cas une chose, monsieur Bisemont : c’est que je suis un flic en train de faire son boulot.

Il sourit.

— Ne vous fâchez pas ; je trouve ça très normal.

— Tant mieux ; lorsqu’on travaille dans la compréhension tout devient tellement plus facile.

Il pousse vers moi un coffret à cigarettes grand comme un poste de télévision (grand écran). Je puise au hasard une sèche couleur pastel à bout doré. Le genre de truc exotique qui ferait dégobiller un rat.

— Vous n’avez pas encore répondu à ma question, monsieur Bisemont…

— Oh ! pardon… Je réfléchissais précisément… Car c’est une question qui mérite réflexion…

— C’est juste !

Il fait craquer ses jointures. On dirait que le roi Farouk vient de s’asseoir sur un sac de noix. L’arthrite qui commence son turbin de sape.

— Hier soir, j’ai dîné avec l’industriel italien que vous avez vu sortir de mon bureau tout à l’heure, M. Alonzo Caboulo de Milan, il est descendu à l’hôtel Métropol. Repas chez Lasserre. Ensuite je l’ai emmené à mon club, avenue de l’Opéra… Nous avons bridgé jusqu’à onze heures environ… Après quoi…

Il s’arrête.

— Après quoi, monsieur Bisemont ?

— Nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ? murmure-t-il.

— En ce qui me concerne, je puis vous en donner l’assurance formelle !

Il a un fugace sourire.

— Ensuite, donc, j’ai pris congé de mon client et je suis allé chercher ma maîtresse à la sortie du Théâtre des Variétés, où elle joue une pièce de Lagarenne-Colombes !

— Le nom de cette vedette ?

— Anne Dotriche. Il ne s’agit pas encore d’une vedette. À vrai dire elle fait une soubrette. Ça a l’avantage de lui permettre de sortir avant les autres…

— Vous l’avez attendue où ?

— À la brasserie attenante au théâtre… Les garçons peuvent en témoigner…

— Et après ?

— Mon Dieu, après, je l’ai raccompagnée jusque chez elle…

— Vous l’avez quittée à quelle heure ?

— Je ne sais pas au juste, mais il était certainement plus d’une heure du matin…

— Bon, pour l’instant je me contenterai de ça… Maintenant, tout à fait officieusement, cher monsieur, avez-vous une idée quelconque sur la personnalité de l’assassin ? En dehors de l’histoire (combien puérile) du chantage, je me trouve devant un mystère assez sensationnel : Suquet est allé à la gare. Il a pris un billet pour Avignon, qu’il s’est fait rembourser immédiatement, et à minuit il se trouvait chez vous, ayant revêtu une armure. On l’a étranglé ! Pourquoi ? Je paierais très cher pour le savoir, même si je n’étais pas le flic chargé de l’enquête…

Bisemont, une fois encore, fait craquer le petit fagot d’os qui lui sert de pogne.

— Je suis aussi stupéfait que vous, commissaire.

Il réfléchit un court instant.

— Ma femme est-elle au courant de ça ?