Je me tiens alors un langage véhément, pertinent, judicieux, et de circonstance. Je me dis textuellement ceci, sans en changer une virgule : « Mon San-Antonio joli, tu viens de prouver à cette délicieuse personne que rien de ce qui était humain ne t’était étranger ; maintenant, il te reste à te prouver à toi-même que tu es le flic number one de la cabane Poulaga. »
Aussitôt pensé, aussitôt fait. C’est maintenant à ma botte secrète que je fais appel.
— Mon amour bleu, susurré-je dans les entonnoirs acoustiques de la théâtreuse, je vais faillir à mon devoir professionnel qui consiste avant tout à garder le silence… Mais je tiens trop à toi désormais pour te laisser courir un danger…
Alors là, Mlle Anne se dresse sur un coude. Elle a la poitrine bien ajustée car, dans cette fameuse position, ses bouchons de radiateur continuent de me faire « hou les cornes ! ».
— Un danger ! déclame-t-elle en retrouvant sa voix profonde pareille à celle de Marlène Dietrich parlant dans un sépulcre.
— Oui. En ce qui concerne Bisemont. J’ai tout lieu de croire que ce monsieur est un dangereux sadique…
— Nnnnon ? chevrote-t-elle.
— Hélas. Et un sadique qu’a de l’initiative !
« Jusqu’à présent, il s’en est bien tiré, mais je pense qu’il a commis une bêtise et que nous réussirons à l’alpaguer… J’espère toutefois que nous y parviendrons avant qu’il ne tue pour la seizième fois !
— Pour la seizième fois ! Mais c’est abominable !
— Que veux-tu, c’est un sanguinaire.
Un grand silence s’établit à son compte. Je tourne le bouton du poste de radio. M. Jean Nohain est en train de sévir sur les ondes. Je le laisse aller, car j’ai besoin de bruit. Faut dire qu’il se déchaîne en ce moment. Il est en train de présenter au public de l’Alhambra-Maurice-Chevalier une reconstitution des Contes de Perrault. C’est Michel Simon qui est déguisé en Petit Chaperon rouge et Charles Humez qui fait la grand-mère ! Une trouvaille, quoi ! Le loup arrive, sous les traits de Fernandel.
Au lieu de bouffer la grande vioque il chante L’Ami bidasse au Chaperon rouge et tout de suite après, la Musique de l’air joue Monte là-dessus…
Tandis que je m’esbaudis, Anne réfléchit, ce qui ne lui arrive qu’une fois par année bissextile.
Soudain elle met fin au génie récréateur de M. Nohain.
— Dis-moi… C’est sérieux, pour Bisemont ?
Je hausse les épaules, très détendu.
— Oh ! une erreur judiciaire est toujours possible !
— Mais suppose qu’il soit ce que tu dis !
— On le piquera un jour. On finit toujours par les posséder…
— Seulement d’ici là…
— Tu comprends, nous aurions seulement une preuve…
— Une preuve ?
— Une preuve qu’il nous a menti. Mais non, chaque fois il possède un alibi à toute épreuve ; tiens, pour l’affaire de cette nuit par exemple… Pendant le meurtre il était ici, dans tes bras de velours… Que veux-tu objecter à ça puisque tu en témoignes !
Elle a un frémissement, comme une barque prenant le courant du fleuve.
Ses cheveux d’or (teinture Oréal, j’en ai la preuve) tombent en pluie devant ses yeux, comme le feuillage d’un saule en automne (si après ça je n’ai pas droit à la retraite des vieux scribouilleurs et à l’Académie, c’est à se foutre dans le graffiti scatologique).
— Écoute…
— Mon ange ?
— Je… Ce n’est pas vrai, Bisemont n’est pas resté ici cette nuit !
— Pas possible !
— Si. Il m’a ramenée chez moi et m’a quittée en bas en me disant qu’il devait retrouver un important client à son club…
— Pourquoi m’as-tu bourré la théière tout à l’heure ?
— Il m’avait téléphoné avant ton arrivée pour me dire de le faire… « Je t’expliquerai, a-t-il ajouté. Si tu confirmes ma déposition, tu auras ton vison sauvage ! »
Un hymne, un Te Deum, un chant de délivrance s’élève en moi.
Je me penche sur Anne Dotriche et je lui décerne le patin maison fondée en 1884, qui a obtenu la palme d’or de Tombouchetrou, le Lion de Belfort, la médaille de bronze des Poilus d’Orient et le vingt-troisième grand premier prix au Salon des arts plastiques de Palavas-les-Flots.
— Ta franchise me va droit au cœur, affirmé-je.
Je le lui prouve. Ce m’est facile et agréable. Comme on connaît les seins on les honore, ainsi que le proclament Rivoire et Carret dans leur traité sur la désintégration de l’Anouilh.
— Bouche cousue, hein ? recommandé-je, après une ultime galoche. Il ne doit pas savoir que tu as parlé, car ses réactions seraient terrifiantes…
— Sois sans crainte ! D’ailleurs je vais m’arranger pour ne plus le voir en tête à tête jusqu’à ce que…
— Bravo !
Je me retiens de rire. À cause de mes salades, le père Bisemont va avoir droit aux lignes de Grande Ceinture ! Notez qu’à son âge, un peu de repos ne lui fera pas de mal. Comme le dit si justement M. le ministre des PTT dans son remarquable Annuaire officiel des abonnés au téléphone de 1958 pour le département de Seine-et-Oise : « L’appel au numéro est obligatoire. Répondez immédiatement et évitez les mots inutiles. » Il sera obligé de faire l’amour par correspondance. Après tout, le style c’est l’homme !
Je m’habille, je dis merci, bonsoir et à bientôt. Et je vais me plonger dans la nuit capiteuse du gay Paris.
CHAPITRE XI
Dans lequel je constate que les extrêmes se touchent
Une morne apathie règne dans les locaux à peu près déserts de la cabane Royco lorsque je fais dans le bureau des inspecteurs une entrée magistrale.
Bérurier est assis dans son fauteuil pivotant. Il a les mains croisées sur la brioche, le bitos sur les yeux, les pieds sur le burlingue. Comme c’est un homme qui sacrifie tout à son confort, il a posé ses chaussettes trouées…
Je m’avance à pas de loup, je saisis le bord du bureau et je tire à moi. Le gars Béru, déséquilibré, fait un valdingue en avant. Il se réveille à quatre pattes et se redresse furax. Comme il avait dételé son pantalon, celui-ci lui tombe sur les chevilles. Maintenant le gros ressemble à un éléphant en caleçon. Il n’en a cure.
— Tu aurais pu me faire casser le cou ! hurle-t-il, en profitant de ce que son futal est baissé pour se gratter furieusement le valseur.
— Mais non, protesté-je. Comment te casserais-tu le cou, étant donné que tu n’en as pas !
— Espèce de…
— Je t’en prie ; tu oublies que je suis ton supérieur hiérarchique ! Et que nous sommes ici sur les lieux et dans l’exercice de nos fonctions…
Le Gros me répond qu’il s’assied sur la hiérarchie, ce qui, dans sa tenue présente, ne laisse pas que d’inquiéter la hiérarchie, comme disait la marquise Tortillon-du-Prose. Il ajoute en outre que des commissaires comme moi, il les obtient sans peine grâce aux pilules Miraton, et que cette boîte à poulets ne l’incite pas plus au respect qu’un édicule public frappé d’alignement.
Là-dessus, il constate que son pantalon entrave sa marche, il se baisse en ahanant, rajuste les épingles de sûreté qui suppléent à l’absence des boutons. Refait un nœud à sa bretelle de droite, sectionnée à mi-hauteur et se rassied…