Un faisceau de présomptions graves l’accablent. Pour éclairer votre lanterne vacillante, je vais me payer le luxe de vous les énumérer :
Primo : il savait que Suquet était l’amant de sa femme et la faisait chanter.
Deuxio : il m’a donné un alibi bidon concernant son emploi du temps de la soirée.
Troisio : il est venu apporter de l’artiche à miss Josée, vraisemblablement pour lui clouer le bec.
Avec tout ça, il est bon pour l’abbaye de Monte-à-Regret… Encore qu’en France, les cocus aient droit à la clémence des jurys et à la retraite des vieux ; leurs cornes étant des cornes d’abondance !
Un moment s’écoule, assez longuet. Puis Bisemont réapparaît. Ce n’est plus le même homme. On dirait qu’il vient de passer ses grandes vacances dans un bain de vapeur. En dix minutes, il a maigri… Son visage s’est creusé… D’une démarche fixe, il va à sa chignole… Au lieu de déhoter, il reste un moment abruti derrière son volant… Enfin il démarre, mais son démarrage manque de nerfs… Sa voiture grand sport doit avoir l’impression de remplacer un moulin à café au pied levé.
Je démarre itou, puis je me dis que cette poursuite infernale est plus ridicule qu’un Bardot (produit, selon le dictionnaire, de l’accouplement d’un cheval et d’une ânesse). Je sais où repêcher le bonhomme… M’est avis que je ferais mieux d’interviewer la mignonne Anne Dotriche. Dans le feu de l’explication, Bisemont a peut-être laissé échapper des paroles imprudentes qu’il est bon de récolter pendant qu’elles sont encore chaudes dans les étagères à lunettes de miss Soubrette.
Je gagne le studio de la grrrande vedette de demain et je toque à sa porte, qu’en partant Bisemont a négligé de fermer. Anne doit être en train de se baliser la surface de réparation dans la salle de bains. Elle n’entend pas, les robicos de sa baignoire faisant un bruit supérieur en intensité à celui que produit mon index replié sur le panneau central de sa porte.
Je pénètre donc at home. Après tout, elle m’a prouvé que j’avais mes petites entrées dans son intérieur.
Le livinge est vide…
— Coucou ! crié-je, ce qui est de circonstance lorsqu’on prend la suite de Bisemont.
J’attends un instant, puis je vais frapper à la porte de la salle de bains. Les robinets font un bruit niagaresque.
Il est peu discret de surprendre une dame dans sa salle de bains, même lorsqu’on connaît cette dame de visu et de tactu !
C’est pourquoi, en parfait galant homme, décoré de la courtoisie française par le syndicat des chauffeurs de taxis parisiens, je retourne m’asseoir.
Une minute se passe et que vois-je paraître, sous la lourde du cabinet de toilette ? Un filet de flotte ! Tel que je vous le dis. La baignoire déborderait que ça ne me surprendrait pas outre mesure, comme dit mon tailleur.
Je fonce, j’ouvre… Et qu’entr’aperçois-je ? Anne Dotriche affalée sur le carreau mouillé de la salle de bains, en peignoir, avec, dans la gorge, un coupe-papier enfoncé jusqu’à la garde.
Avouez que ça la fout mal, hein ?
Quand je pense qu’une heure auparavant j’affirmais sans y croire que M. Bisemont était un dangereux sanguinaire ! Je ne suis pas fiérot. En somme, c’est à cause de moi qu’elle est morte, la belle déclameuse. Elle a dû témoigner une trop grande répulsion à son jules. Il a pigé qu’elle était au parfum de quelque chose ; il l’a cuisinée et elle a fini par cracher le morcif. Alors il l’a assaisonnée. Et moi, bonne bouille, je faisais le poireau, en bas, tandis qu’il lui moissonnait la carotide !
Ah ! misère !
Il ne me reste plus qu’à appréhender Bisemont et à lui exprimer ma façon de penser.
CHAPITRE XII
Dans lequel Bérurier se réveille pour la deuxième fois et se donne un peu d’exercice afin de ne pas se rendormir
Le larbin gourmé de naguère répond à mon coup de sonnette. Il n’est plus habillé en esclave et se trouve en bras de limace. Probable qu’il achevait d’aider la cuisinière à faire la vaisselle ; à moins qu’il ne la passât à la casserole.
En me reconnaissant, il prend un air de totale affliction, comme si au lieu d’un sympathique garçon habillé en beau gosse, il avait devant lui une commission des croque-morts victimes du travail.
— C’est re-moi, lui dis-je, très urbain.
C’était d’ailleurs le prénom de mon arrière-grand-père. Celui qui est parti à Sedan avec Bazaine et qui en est revenu avec une jambe de bois en cœur de noyer (il avait les moyens).
— Vous désirez ?
— Cette fois, c’est M. Bisemont que je désire rencontrer !
— Je ne sais pas si monsieur est là !
— Il y est, je viens de voir sa voiture en bas.
— À ces heures, monsieur doit être couché !
— Alors vous lui tapotez légèrement l’épaule et vous lui dites qu’un flic le demande ; vous verrez comme il se réveillera !
L’autre réprime une grimace d’hépatique posant pour une revue spécialisée dans la vésicule biliaire.
— Veuillez patienter, dit-il, très Régence.
Il s’éclipse. Pendant son absence, j’admire une toile de Buffet dans l’antichambre. Une vraie splendeur. Elle représente une feuille de marronnier sur un couvercle de lessiveuse. C’est d’une très grande beauté et d’une sobriété monumentale. Ça bouleverse votre conception intrinsèque du comportement second. Ça vous extrapole ; vous bivalence ; vous édulcore !
Une feuille de marronnier par Buffet, ça n’est pas une feuille de marronnier ; c’est la permanence sédimentaire du cycle de l’azote !
La porte s’ouvre sur un Bisemont décomposé.
Où est-elle, la superbe de l’homme au crâne en suppositoire ?
Il est pantelant comme une branche d’arbre brisée. Voilà le terme exact : il est brisé !
Il n’a même pas le courage de proférer un mot banal, une parole d’accueil. Il me regarde, avec ses yeux en virgule. On les croirait dessinés par Modigliani !
— Je m’excuse de vous déranger à pareille heure, fais-je, mais je tenais à vous complimenter sans tarder pour votre travail… Vous avez un talent d’égorgeur et d’étrangleur qui laisserait rêveur un laryngologue !
Il secoue la tête.
— Ce n’est pas moi !
— Ben voyons ! Je vous serais reconnaissant de me suivre sans protester. Je sais bien qu’il est un peu tard pour arrêter les gens, mais il est des cas d’exception !
Il hoche la tête.
— Je sais que tout m’accable, mais…
Bon, il reprend du nerf. Pourtant je pense qu’il ne fera pas trop de difficultés pour se mettre à table. Surtout si c’est le bon Bérurier, l’homme aux mains de bronze, qui lui sert le menu.
Béru ronfle encore lorsque Bisemont et moi pénétrons dans le burlingue après un bref voyage en bagnole au cours duquel nous n’avons pas prononcé une syllabe…
Quand le Gros roupille, on croit assister au championnat du monde de hors-bord.
Je lui mets un ramponneau sur la coiffe. Il se réveille en bramant :
— Je t’aurai, salope !
Conséquence d’un cauchemar. Il me regarde, l’œil en trou d’évier, le nez mal torché, les lèvres baveuses ! Merveilleux spécimen de l’ivrogne français en cours de cuvage.
— Au boulot, Gros, je t’amène un client, mets tes souliers car je veux qu’il parle avant de périr par la chambre à gaz…
Pendant que le Bérurier lace ses soixante-quatre fillette, je pousse Bisemont dans le fauteuil réservé aux interrogatoires.
Puis je téléphone à Magnin, que j’avais alerté de chez Anne Dotriche.
— Tu as examiné le coupe-papier, bonhomme ?
— Oui : pas d’empreintes !