— Descends-le moi…
Je raccroche.
— Inutile de ruser, fait Bisemont, c’est celui de mon bureau, je l’ai bien reconnu…
Je souris.
— Vous avez eu le temps de préparer votre système de défense, monsieur Bisemont, déballez-le moi avant que nous nous penchions sur la vraie vérité. Il faut toujours laisser les prévenus se soulager de leurs mensonges avant de passer aux choses sérieuses, car ensuite ils font des complexes.
— Je n’ai pas assassiné Anne, monsieur le commissaire. Et je n’ai pas tué ce jeune homme !
— Bon. C’est tout ?
— Je ne puis vous dire autre chose. Lorsque je suis arrivé chez ma maîtresse, tout à l’heure, je l’ai trouvée égorgée dans sa salle de bains. J’ai hésité à prévenir la police, mais je me suis dit qu’étant donné les circonstances, on ne croirait pas à mon innocence… Et…
Je l’arrête.
— Vous êtes resté combien de temps chez Mlle Dotriche ?
— Je n’ai fait qu’entrer et sortir !
Je m’approche de lui.
— Vous me bourrez le mou, Bisemont. Je vous suivais, ce soir !
Il a un nouvel affaissement de l’épine dorsale. Manque de pot sur toute la ligne. Il y a des jours qui ne sont pas votre jour. Ce soir n’est pas le soir de Bisemont !
— Vous êtes resté plus de dix minutes chez la petite ! Juste le temps d’avoir une petite explication avec elle, d’apprendre de sa bouche qu’elle m’a avoué vous avoir servi d’alibi… Et juste le temps aussi de lui clouer le bec pour toujours !
— Non ! Je jure que non !
Là, Béru, bien réveillé, les chaussures dûment relacées, l’œil vif comme celui d’un poisson pêché seulement de la semaine précédente intervient. Lorsqu’il voit un prévenu, c’est comme lorsqu’un chien voit un arbre : ça lui provoque des envies.
— Jure pas, tondu ! fait-il au calvitié Bisemont en lui mettant un revers du gantelet sur la pommette.
L’autre s’entortille dans sa dignité ulcérée.
— Je réprouve ces procédés ! déclare-t-il.
Un tel langage n’affecte pas le Gros qui lui place un coup de boule dans le plafond en manière d’excuse.
— Réprouve donc çui-là ! dit-il, pince-sans-rire en diable.
La violence du choc fait voir une constellation jusqu’alors inconnue des astronomes à Bisemont. Il caresse la surface portante affectée par la collision.
— Butor ! fait-il…
Béru ne se tient plus. Il empoigne l’homme d’affaires par la cravatouze, le soulève à demi de son fauteuil en le strangulant sur les bords.
— Je vais t’apprendre la politesse, enfoiré ! dit-il…
Et de lui catapulter un nouveau parpaing dans le menton qui oblige Bisemont à évacuer son dentier. Ayant abandonné ainsi toute dignité, Bisemont s’écroule, les yeux emplis de larmes.
— Tu vas causer, je pense, lui demande le Gros en lui décoiffant la rotonde d’une tape qui tuerait un lapin.
Il a la tonsure qui fait tache d’huile, Bisemont. Lorsqu’il enregistre un gnon, c’est en prise directe… Plus d’amortisseur !
— Je vais vous dire ce que je sais… Rien que ce que je sais ! Tout ce que je sais ! déclare-t-il. Je ne puis inventer des choses pour confirmer vos soupçons, monsieur le commissaire !
Moi, je chique à la bonne âme pitoyable. Un chaud-froid de volaille, y a rien de tel pour chanstiquer le moral d’un homme.
— Parlez !
Il louche sur les battoirs du Gros, toujours prêts à faire les joyeuses marionnettes.
— Hier soir, en fin de journée, j’ai reçu à mon bureau une lettre anonyme…
— Par quel moyen ?
— Pneumatique !
— Que disait cette lettre ?
— Si vous voulez assister à l’ignominie de votre femme, rendez-vous à minuit sur les berges du quai de la Seine près de Saint-Cloud, côté Boulogne…
— Qu’avez-vous fait ?
— Mais je m’y suis rendu, après avoir accompagné Anne chez elle. J’étais d’autant plus porté à ajouter foi à cette lettre que ma femme avait prétendu vouloir aller au cinéma, ce qui lui arrive rarement.
— Bon, bon, bon ! Alors ?
— De minuit à une heure du matin, j’ai arpenté les berges, au grand émoi des couples d’amoureux que je troublais dans leurs ébats… Je n’ai pas vu ma femme et je suis rentré. Elle se trouvait d’ailleurs à la maison…
— Vous avez conservé cette lettre anonyme ?
— Non…
— Naturellement ! rigole grassement Béru à qui « on ne la fait pas ».
— Un mari n’a guère envie de conserver des missives de ce genre, objecte Bisemont !
— Vous saviez que votre femme vous trompait, m’avez-vous dit ; et vous sembliez fort bien vous accommoder de ses frasques !
— Oui.
— Alors, pourquoi brusquement prendre à cœur une lettre anonyme ?
— Je craignais que ma femme ne se livre à des débordements trop spectaculaires, voyez-vous !
Toujours ce souci du standing !
— Il est fâcheux que vous n’ayez pas conservé cette lettre !
— Je m’en rends compte maintenant. Mais ma secrétaire peut vous dire que j’ai reçu un pneumatique un instant avant la fermeture des bureaux.
— Qu’est-ce que ça prouve, vous devez en recevoir quinze par jour ! Celui-ci était écrit comment, à la main ?
— Oui, mais en écriture bâton !
Je fixe Bisemont. Confusément, quelque chose me trouble… J’ignore quoi. Magnin fait une furtive entrée et dépose sur mon bureau l’arme du meurtre.
Je la pousse vers Bisemont. Il a un mouvement de recul.
— Vous reconnaissez ?
— C’est bien ça… Mon coupe-papier…
— On vous l’aurait dérobé, alors ?
— Sans doute !
— Tu parles, Charles, bredouille Béru qui a de l’esprit en toutes circonstances.
Je dessine dans l’air chargé des effluves pédestres de Béru un grand signe d’indifférence, dont le motif rappellerait soit un coucher de soleil sur la chaîne des Alpes, soit le projet d’un maillot collant pour Brigitte Bardot (un Bardot n’est pas forcément le résultat d’un cheval et d’une ânesse).
— Passons pour le moment et venons-en à l’entrevue que vous venez d’avoir avec Josée Boyer, la petite amie de cœur de Suquet…
Il se rembrunit.
— Je sais, je n’aurais pas dû céder…
— Racontez !
— Dans la soirée, elle m’a téléphoné…
— Vous la connaissiez ?
— Absolument pas !
— Et pourtant vous vous êtes rendu à son rendez-vous ? Décidément, monsieur Bisemont, pour un homme d’affaires occupé, vous cédez facilement à la moindre invite : une lettre anonyme, un coup de fil qui l’est presque et vous voilà aux ordres.
Il plisse le front.
— Elle m’a dit qu’elle était la fiancée de Suquet ; que la police l’avait appréhendée et qu’elle s’était échappée. Elle n’avait pas d’argent et ne savait où se réfugier…
— Alors votre bon cœur a pris le pas sur la prudence !
— Je lui ai porté quelques subsides…
Je me lève car une délégation de fourmis commence à me grimper le long des cannes. Béru, d’un hochement de tête, me demande s’il doit continuer la fiesta et offrir à M. Bisemont un échantillonnage plus complet de son savoir. Le Gros a fait ses études à la Manufacture des passages à tabac. Il connaît cet art délicat depuis la taloche commune jusqu’aux mandales roulées, en passant par le guili-guili moyenâgeux.
Je lui réponds d’un autre signe, dont la brièveté n’ôte rien à l’éloquence, que je juge la chose inutile pour l’instant. J’ai la matière grise en pleine ébullition. De toute évidence, l’homme d’affaires ment. J’aurais même tendance à croire qu’il ment par omission. Enfin, quoi, il suffit qu’une petite péteuse lui balance un coup de grelot en pleine nuit pour qu’aussitôt il quitte sa maison avec de l’artiche plein les vagues pour les semer à tous vents ! Non ! Non ! et mille fois non ! Cet homme a les pieds sur la terre. Il sait ce que vaut le fric ! Il n’est pas influençable ! Pour qu’il agisse ainsi, il a dû avoir un mobile sérieux… Car ce qu’il a fait était très compromettant. La fille venait de lui dire qu’elle avait échappé à la police, c’est par conséquent à un détenu en fuite qu’il apportait de l’argent ! Un acte d’une telle gravité n’a pu avoir qu’un mobile plus grave encore ! Mais je connais les hommes. Depuis que je suis dans la poulaillerie, j’ai fait mes classes en matière de psychologie appliquée. Je me rends très bien compte que, plus on « questionnera » le monsieur, moins il sera loquace. Il a franchi cette espèce de ligne de peur au-delà de laquelle un prévenu devient comme inaccessible.