Un petit coup de sésame et la porte s’ouvre.
Oh ! mes aïeux, cette casba ! C’est un grenier blanchi à la chaux, assez vaste, d’ailleurs, où règne un désordre indescriptible. Les ouatères sont sur le palier, l’eau potable itou…
Deux divans recouverts de couvertures flamboyantes, des guitares sans cordes aux murs, ainsi que des tas de c…ries. Des caisses à savon peintes de toutes les couleurs, vous mordez un peu le topo ? Le petit gigolo devait tout de même apprécier la belle baraque de Malmaison. Ça l’aidait sûrement à se forcer, ce pauvre chérubin ! Quand il gravissait le perron des Bisemont et qu’il traversait le hall somptueux, il éprouvait des picotements dans le satellite. La richesse des autres est un doping puissant ! Son grenier n’amusait que les copains. C’était une attraction. On ne vit pas à son aise sur la scène d’un music-hall. Il cachait l’indigence des lieux avec des blagues. Par exemple, au plafond, juste au-dessus du large divan, il y a une inscription : « Le patron n’épouse pas » !
Marrant ! Marrant, mais triste ! Triste comme sont tristes les sourires qui voilent une grande amertume.
Des bouquins de cours sont empilés par terre. Il y a de la vaisselle sur une table… Les tiroirs d’une vieille commode sont entrouverts… Je les explore et je constate que le trousseau du gars Hervé était plutôt maigrichon. Quelques limaces taillées dans de la toile à matelas, un blue-jean… À part ça, des hardes ! À part ça, la misère juvénile, la misère gouailleuse ! Des bouteilles vides, des boîtes de conserves… Des photos de pin-up découpées dans des magazines illustrés dans lesquels on montre ce que les femmes aiment le moins cacher…
Et puis, dans un cadre bon marché, acquis dans quelque Prisunic, la photographie d’une mignonne môme rieuse, aux fossettes adorables, aux yeux pétillant de malice, à la bouche humide… Sans doute l’égérie de Suquet ? Sa dame de cœur dans les bras de laquelle il oubliait la dame de trèfle !
Professionnel, je sors la photo du cadre et je la plie en deux pour pouvoir la glisser dans ma poche. Ensuite, je continue mon inspection… Le dessus du divan est tapissé de factures impayées sur lesquelles l’humoriste a écrit des appréciations peu flatteuses pour ses fournisseurs.
Il y a entre autres la lettre très véhémente d’un tailleur chez qui il a pris un costume et un pardessus à crédit et qui se fâche à l’encre rouge, because il n’a rien reçu depuis le premier versement.
Cette lettre est assez récente. Une chose me surprend : il n’y a pas de pardessus dans le grenier de Suquet. Or, il faisait trop beau ce matin pour qu’il s’en soit muni en partant.
Peut-être l’a-t-il vendu ? Ce serait surprenant. Un fripier ne lui en aurait pas donné lourd et Mme Bisemont devait tout de même lui fournir de quoi vivre…
Je m’en vais en songeant que tout ça est très bizarre. J’éprouve un sentiment confus, comme chaque fois que je me trouve en présence d’une énigme mal bâtie… Car, avouez que cette énigme est fichue comme l’as de pique ! Une mémère qui va pour se faire aimer trouve son amant égorgé… Elle fiche le camp, saisie ! Elle alerte un flic qu’elle connaît. Lorsqu’elle revient en compagnie du flic, le mort a disparu… La carpette sur laquelle il gisait a été remplacée par une autre… Et…
Et flûte ! Qui peut me dire si la mère Bisemont n’a pas des fourmis dans l’encéphale ? Peut-être a-t-elle inventé tout ça ! Peut-être le Suquet est-il au cinoche avec sa petite poupée d’amour ?
J’atterris au bas des marches. La cerbère est en train de chasser des poussières en maugréant contre l’humanité qui traverse l’existence en négligeant de s’essuyer les pieds. Il est vrai qu’elle ne fait que passer, l’humanité. Elle ressemble à ces sujets de tirs forains qui défilent sur une toile de fond représentant un sous-bois… On vise : pan ! Qu’on les touche ou qu’on les rate, les sujets disparaissent. Et puis ils font un tour dans le néant avant de réapparaître. Les morts sont ressuscités… Tout recommence…
La concierge met un terme (si je puis dire, parlant d’une pipelette) à mes méditations.
— Alors, il est chez lui ?
— Non.
— Qu’est-ce que vous avez fichu pendant tout ce temps ?
— Je me suis recueilli devant sa porte !
Elle me défrime avec une attention soutenue.
— Vous n’êtes pas un des idiots qui écrivent des c…ries sur le palier à Suquet ?
— Je suis peut-être un idiot, mais pas du genre graffiti.
Elle hausse les épaules.
— Alors vous êtes un créancier… Y a que deux sortes de monde qui viennent ici : les créanciers et les malotrus…
Je m’abstiens de l’affranchir et laisse flotter le doute dans son esprit.
Je sors la photo de la jeune fille.
— Vous connaissez ?
— Où avez-vous pris ça ?
— C’est une personne à laquelle je m’intéresse… Sa poule, n’est-ce pas ?
— Oui. Pourquoi ?
— Elle n’habite pas avec lui ?
— Non, pourquoi ?
— Que fait-elle dans l’existence, à part les délices de Suquet ?
— Elle travaille, pourquoi ?
— Où ça ?
— Chez un disquier, pourquoi ?
— Un quoi ?
— Un marchand de disques…
— Elle vient souvent ?
— Oui… Tous les soirs… C’est des orgies jusqu’à plus d’heure. Même que les voisins se plaignent ! Ils font marcher des disques qu’elle doit voler chez son patron. Et ils se saoulent…
— Pourquoi ne loge-t-elle pas ici ?
— Elle habite chez son patron qu’est un ami de son père qui est fonctionnaire à Marseille…
La mère Frottefort prend un temps pour emplir ses poumons survoltés d’un oxygène propre à sa combustion interne.
— Quelle adresse, le disquaire ?
— Vous dire pile, j’en sais rien… C’est une petite rue qui donne dans la rue de Rennes, si vous voyez ? Pas loin d’un bureau de poste, si vous voyez. Vous voyez ?
— C’est d’une clarté aveuglante. Le nom de cette aimable personne ?
— Josée.
Elle fronce les sourcils.
— Vous êtes un parent ? Je parie que c’est le père de la petite qui vous envoie ? Monsieur, vous pourrez lui dire qu’il surveille sa fille. De nos jours, la jeunesse n’est plus ce qu’elle était…
La voilà qui pique un sprint sur le sujet de prédilection des gens qui n’ont de commun avec leur jeunesse que des souvenirs décolorés. Ils en veulent à mort aux jeunes d’être nés longtemps après eux. D’accord, c’est un peu triste, mais faut pourtant se faire une raison !
La vie éternelle, c’est pas pour ici. Voir l’étage au-dessus : auréoles, harpes, LUMIÈRE ! Les bienheureux, on les appelle ! Ils ont les nuages en guise de Dunlopillo et ils oublient le sous-sol ! Le confort rend ingrat !
Quand Mme Jereviensdesuite a fini sa litanie de sarcasmes sur les pervertis de ce siècle, je reprends le fil de la réalité.
— Josée comment ?
— Hein ?
— Elle s’appelle Josée comment ?
— Boyer !
— Merci…
Je la laisse à ses poussières et je pars en direction de la rue de Rennes pour y découvrir dans la petite rue « que je vois » la boutique du disquaire « que je sais ».
Ça s’appelle Le Moulin à musique. C’est un magasin tout en longueur, avec deux cabines d’écoute au fond… Pour les atteindre, on traverse un double comptoir chargé de disques en tout genre. Des gars qui se donnent beaucoup de mal pour avoir l’air intelligent sont en train d’étudier les derniers enregistrements de blues de Sam Scou et les ultimes disques de M. Presley avant son départ pour l’armée.