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Je bigle les vendeuses et dans l’une d’elles je reconnais Josée.

Elle est encore plus choucarde que sur sa photo. La couleur et le relief l’avantagent, c’est certain. Elle peut avoir dans les dix-huit ans (rien que des printemps !). Elle est châtaine, avec une jolie peau ocre, semée de taches de rousseur. Son regard en amande est couleur d’ambre. Croyez-moi, c’est pas pour la beauté de l’image que j’avance cette comparaison.

J’étudie la fille un instant en compulsant les 45 tours de Mî-Lia frères, les fameux joueurs de tringles à rideaux japonais. La môme Josée est gentille, aimable, jolie… Bref, elle a tout ce qu’il faut pour vendre des disques à des jeunes gens. Elle connaît d’ailleurs la plupart, ceux-ci plaisantent avec elle… Bref, je me dis que je n’ai rien à maquiller céans. Inutile d’aborder la petite pour lui parler de l’affaire. Je suis de moins en moins sûr qu’il s’agisse d’une affaire. Plus je réfléchis, plus il m’apparaît que la dame Bisemont a eu un retour de flamme au carburateur.

Je sors pour aller téléphoner à Félicie, ma brave femme de mère.

— Que se passe-t-il ? demande-t-elle, angoissée, en reconnaissant la voix bien timbrée (j’ai été philatéliste) de son fils unique et préféré.

— Rien de grave, M’man. Simplement j’aimerais que tu téléphones au cousin Hector pour l’inviter à dîner ce soir…

M’man verrait un Martien en culotte de cheval débarquer dans le jardin de notre pavillon qu’elle ne serait pas plus ahurie. Elle sait que j’ai horreur de trois choses dans la vie : des femmes laides, des oignons frits et des repas avec Hector.

— Que j’invite Hector ! s’exclame-t-elle, croyant à une facétie du cher petit Tonio.

— Ça ne t’ennuie pas ? J’apporterai un poulet froid si tu es à court de bouftance…

— Non, non, je fais des paupiettes !

— Alors, parfait. En te dépêchant, tu peux l’avoir encore à son ministère. Je l’appellerais bien moi-même, mais il croirait que c’est une farce !

Elle balbutie :

— Mais sous quel prétexte dois-je l’inviter ?

Car Hector a ses entrées chez nous deux fois par an : pour le premier janvier et pour l’anniversaire de Félicie…

— Dis-lui que tu veux lui demander conseil au sujet de tes éconocroques… Tu sais bien qu’il fait des placements téméraires à la Caisse nationale d’épargne !

Mes désirs sont sacrés pour ma brave Félicie…

— Entendu, fait-elle sans insister davantage.

Elle raccroche. Moi aussi, n’ayant rien à répondre au sifflement de la tonalité.

Comme je me trouve dans le quartier, je vais écluser un punch froid à la Rhumerie martiniquaise, parmi une foule de célébrités en puissance qui s’apprêtent à refaire Sartre ou Buffet en se gavant d’alcool.

CHAPITRE IV

Dans lequel est prouvé que le veau, comme la vengeance, peut se consommer froid

Intentionnellement, et en le faisant exprès, comme se plaît à le répéter mon ami Pléonasme (répétiteur agréé à la faculté des Redites en tout genre de Rabache), je me pointe chez nous avec un certain retard qui vise deux buts et les atteint. Primo, il me permet de m’expédier en port payé quatre punchs blancs, et deuxio, il laisse le temps à Félicie de blablater cette espèce de furoncle d’Hector.

Lorsque je pousse la grille de notre pavillon de Saint-Cloud, je trouve mon cousin avec un verre de Banyuls à la main. Il est en train d’expliquer à Félicie que rien ne vaut la Caisse d’épargne lorsqu’on a de l’artiche à planquer, et qu’à la rigueur si on est vraiment, mais alors vraiment culotté, on peut essayer de prendre un peu d’emprunt sur les Gruyères au cumin des Vosges, avec capital indexé, feu rouge arrière, freins à tambour, guidon télescopique, eau chaude et froide et vue directe sur la rue.

Ma chère Félicie qui, outre notre maison, ne possède qu’un fonds de mercerie à Nanterre, mis en gérance depuis vingt-cinq ans, écoute ces doctes explications d’une oreille languide.

Hector prend des poses. Il étale sa nonchalante supériorité en passant le pouce dans la boucle de ses bretelles et en croisant ses jambes de héron cagneux avec la distinction des messieurs du Jockey-Club.

Mon arrivée, comme toujours, lui fait froncer les sourcils.

Quand il me voit, il est pris de panique comme un gonocoque qui voit arriver de la streptomycine.

— Salut, Hector, quel bon vent ?

Mon ton aimable le déconcerte. Il me toise, me dévisage, me sonde, m’étudie et finit par décider que j’ai gagné à la loterie.

— Ta chère maman m’a prié de venir rompre le pain et le sel avec vous afin de m’entretenir en particulier.

Il appuie sur particulier comme un automobiliste appuie sur la pédale du frein lorsqu’il s’aperçoit que le viaduc sur lequel il s’est engagé n’arrive pas à l’autre bout du précipice.

Je m’installe et je déplie France-Soir dans lequel La Commère m’apprend que le 32 du même mois, Cécile Sorel aura cent dix ans de moins que l’année prochaine et que Daniel-Rops a réussi un bon mot (il aurait dit : « Quel évant, Gilles ! »).

Hector qui ne lit que le Pèlerin louche sur la première page du canard ; et suggère que le Group Captain, au lieu d’effeuiller la Margaret, ferait mieux d’entrer dans les ordres…

Je lui souris angéliquement.

— À propos, Hector, ça marche, ta chorale ?

— Très bien, affirme-t-il. Nous avons d’excellents éléments. Il faudra que ta mère et toi assistiez à notre gala de fin d’année.

— C’est toujours Mme Bisemont qui vous manage ?

— Elle nous patronne ! rectifie Hector.

— Digne personne, hein ?

— Une sainte !

— Votre sainte patronne, quoi !

Je ris, mais ne trouve aucun écho chez mon vis-à-vis… Hector a le sens de la hiérarchie, du respectable, du fric et des lois. Il passe un doigt impersonnel entre son cou maigrichon et son col de Celluloïd.

— Tu ne peux imaginer, Antoine, le dévouement de cette femme au grand cœur…

— Ah oui ?

— Elle est ex-tra-or-di-nai-re !

Je prends une belle voix conciliante pour questionner Hector. Une voix de prélat qui prêche le don de soi avant de faire la quête.

— J’ai entendu parler de son mari. Grosse fortune, non ?

— Immense !

— Il est comment, lui ?

— Très homme d’affaires… On ne le voit quasiment jamais. Il est venu une seule fois à une fête de charité, c’est un homme occupé.

Occupé à gagner du fric ! Occupé à vendre des trucs plus cher qu’il les a achetés… Moi, ça me confond.

— Sympathique ?

Hector avance le derrière de poulet maigre qui lui a toujours servi de bouche.

— Ce n’est pas le mot… Il se livre peu.

Tandis que sa bonne femme se livre à domicile.

— Ils ont des enfants ?

— Non.

— Elle doit être bien seule, la chère femme ?…

— Je crois. C’est pourquoi elle s’occupe de ses œuvres…

« Elle se consacre aux autres, tu comprends ?

— Oui, je comprends. On m’a dit qu’elle avait un neveu, non ?

Hector commence à trouver un peu insolite mon attention. Il me regarde d’un air tout chose, de pingouin triste.

— C’est possible, fait-il sèchement.

Je me fends d’un bâillement désabusé.

— Tu ne l’as jamais vu ? Il s’appelle Suquet : Hervé Suquet. Un jeune gars de vingt ans ! Je te parle de lui parce que c’est l’ami du fils d’un de mes amis… Il est étudiant…