— Eh bien…
Elle gamberge un instant, les lampions perdus dans une louche extase.
— Oui, je crois…
— Pourtant il faisait jour ?
— Il faisait jour, mais les rideaux étaient tirés…
— Rentrez chez vous et gardez confiance…
— Vraiment ?
— Je ferai l’impossible…
La voilà qui me rebiche la pogne et qui me la malaxe.
— Merci, merci, merci…
Pas d’erreur, c’est une frénétique ; cette bonne femme ne détellera jamais. Faudra toujours qu’elle trouve un gars qui lui fasse la vitrine ! Y a plein de rombières commak dans le monde.
CHAPITRE V
Dans lequel je fais appel à mes cellules grises, lesquelles répondent « présent » !
L’ayant larguée, je prends la direction de la Grande Crèche. Maintenant, bien que le mystère s’épaississe à vue d’œil, j’ai du tangible à me foutre sous le derme. Nous avons dépassé le stade de la relation — toujours sujette à caution — d’une vieille cinglée pour pénétrer, pavillon haut, dans le domaine du positif. J’espère que vous apprécierez la façon magistrale dont je viens de résumer la situation.
Il y a encore du monde au labo lorsque j’en pousse la porte.
Magnin, l’assistant du diro, est aux prises avec Bérurier qui lui raconte une histoire drôle en rigolant avant la chute.
— C’est une dame qu’est en train de laver son linge, fait-il ; v’là le facteur qui se pointe par-derrière, qui lui retrousse ses jupes… et qui, tu me suis ? Bon ! Il se la farcit… Après, il veut voir la gueule qu’elle a : il lui tape sur l’épaule, et la laveuse sursaute en criant : « Bhoû ! vous m’avez fait peur ! »
Et Béru s’étouffe ; son rire est une chose énorme, grasse, visqueuse, déferlante, torrentielle, cascadeuse, puissante ! Mon estimable collègue devient violet, il s’étrangle, il bat l’air de ses bras, il dénoue sa cravate, il tousse et s’arrête aux limites de l’apoplexie.
Magnin, lui, ne bronche pas, car il est en train d’examiner un sourcil de hanneton au microscope.
— Elle n’est pas ch… celle-là ? me demande le Gros.
Je lui souris fort aimablement.
— Tes histoires te ressemblent !
Il s’arrête de rigoler.
— C’est-à-dire ?
— On dirait que tu les as ramenées du bac à friture d’où tu sors…
Il hausse les épaules.
— T’as toujours des vannes à balancer… Je te croyais en vacances ?
— Je suis en vacances.
— T’as eu le mal du pays ?
— Exactement. Huit jours sans toi, c’est comme huit ans sans fumier pour un jardin !
— Très fin !
Je tends la photographie de Mme Bisemont à Magnin.
— Fais-moi un agrandissement de ça… Au maxi, vu ?
— Urgent ?
— Oui, tout de suite, je t’attends en bas, en prenant une consommation de choix avec monsieur.
Du coup, Bérurier s’épanouit.
— Y a justement Pinaud qui m’attend, affirme-t-il, manière de souligner la totale harmonie des choses.
Pinaud est blotti au fond du bistrot, sur un bout de banquette. Il semble très mortifié. Nous lui en demandons la raison et il nous explique que la serveuse lui a mis une beigne sous prétexte que sa main s’était égarée sur la croupe tentante de la jouvencelle.
— D’abord, c’était un faux mouvement de ma part, précise le vieux daim… Ensuite, quand bien même je me serais permis pareille privauté, elle aurait pu songer que je suis inspecteur principal. On ne gifle pas un inspecteur principal en public ! Ma femme elle-même, qui me bat quelquefois, ne se comporterait pas de cette façon-là ! Qu’on le veuille ou non, l’éducation se perd. L’échelle des valeurs chancelle sur ses bases et…
Je le stoppe.
— Installe-toi sur une échelle de pompier et estime-toi heureux que cette mignonne enfant t’ait morniflé sans mettre de gants ! T’as une gueule à ce qu’on t’empoisonne à la mort-aux-rats, tous les miroirs te le diront !
Il la boucle, ulcéré et triste.
— C’est pas le tout, tranché-je pour faire diversion. Puisque je suis en vacances, je vous paie le coup. Que prenez-vous ?
Les deux compères étudient mon offre à tête reposée. Béru se décide pour un brouilly dans un grand verre, et Pinaud pour un muscadet, également dans un grand verre…
Comme j’ai l’imprudence de laisser un blanc dans la conversation, il prend aussi sec la parole pour nous raconter l’angine de poitrine de son voisin de palier.
Je le laisse aller et m’abîme dans des pensées confuses…
« Qui a tué Hervé Suquet ? Pourquoi ? Serait-ce afin d’avoir un prétexte pour faire chanter Mme Bisemont ? Tout de même, voilà qui serait bien risqué… À moins que… »
Je me lève, tel un médium qui vient d’avoir sa ration de fluide !
— Tu te barres pas ! proteste Bérurier…
— Non, je passe juste un coup de grelot !
Je gagne la cabine et cherche sur un annuaire déplumé le numéro de la chère personne qui se consacre avec tant d’abnégation à l’humanité souffrante…
Une voix posée de larbin me répond. Ce type a dû décrocher un first prix au Conservatoire avant de se lancer dans l’étude du trou de serrure ! Il parle comme s’il déclamait du Corneille.
— Puis-je parler à Mme Bisemont ?
— De la part de qui ?
— M. Hector Plumet, de la chorale des Petits Ménestrels de sainte Thérèse…
— Je vais voir si madame est là…
Quelques secondes s’écoulent, et la voix oppressée de la mère Bisemont me parvient…
— Oui ?
— Ici San-Antonio, madame…
Elle réprime une exclamation. Je suis son paradis, son soleil, son sirop des Vosges Cazé ! Elle s’accroche à moi comme la cour d’Angleterre aux traditions séculaires.
— Madame Bisemont, avez-vous déjà été victime d’une quelconque tentative de chantage ?
Son silence est éloquent.
— Oui ou non ? fais-je sèchement.
Elle est déprimante, la porteuse de jonc. Elle voudrait que je lui sauve la mise sans avoir à se manifester. Elle est tellement habituée à avoir des porte-coton autour d’elle, la vieille croulante !
— Oui, fait-elle… Le mois dernier j’ai reçu une lettre. On me demandait cinq cent mille francs, sinon on allait prévenir mon mari…
— Qu’avez-vous fait ?
— J’ai montré la lettre à mon mari !
Bien joué ! Elle a suivi la seule règle de conduite envisageable en pareil cas. Je la vois, depuis ma cabine téléphonique, jouant sa scène de grande dame écœurée par les mesquineries d’ici-bas ! Et je vois itou l’industriel, le brasseur d’affaires distrait, lisant la lettre, haussant les épaules, rassurant la tendre épouse meurtrie dont il doit se foutre exactement comme de sa première bouillie, car il a certainement une demi-douzaine de danseuses à se foutre sous le brise-jet ! Le corps de ballet, y a rien qui fasse davantage plaisir aux brasseurs d’affaires. Ils ont tellement l’habitude de faire valser le fric des autres que ça leur donne le goût de la chorégraphie.
Oui, elle a pris le mari par les cornes et je lui crie muettement un grand bravo. C’est le meilleur endroit par où saisir les maris !
— Et qu’a dit votre mari, chère madame ?
— Que c’était la lettre d’un maniaque ou d’un mauvais plaisant et que si ça se reproduisait il préviendrait la police…
— Et il ne s’est rien reproduit ?
— Non.