— Aviez-vous parlé de cette lettre à Suquet ?
— Naturellement !
— Quelle attitude a-t-il eue alors ? Rappelez vos souvenirs !
Un silence… Elle fait le tour de ma question. J’attends son retour en déchiffrant une inscription portée sur la paroi de la cabine par un client facétieux. Cet homme de bien prétend que la nature l’a comblé et qu’il tient cet excès de générosité à la disposition des dames infortunées, voire des messieurs qui ne sauraient où s’asseoir.
Je balance un petit « Allô » d’amorçage. La Bisemont se racle la gorge.
— Cette lettre avait très impressionné Bisou… Enfin, Hervé !
— Il vous conseillait de payer ?
— Il était jeune et il s’effrayait…
— Je comprends. Mais vous lui avez relaté l’attitude de votre mari ?
— Oui.
— Très bien, je vous remercie…
Je raccroche et vais rejoindre mes deux équipiers. Justement ils viennent de faire renouveler leurs consommations. La serveuse me sourit. C’est une nouvelle très gentille que je me taperai un de ces jours…
— Que faites-vous en ce moment ? demandé-je au célèbre tandem.
Pinaud essuie avec l’index la commissure suintante de son orbite.
— Moi, rien, avoue-t-il…
— Alors je vais te cloquer un petit turbin dans tes cordes…
— Je croyais que tu étais en vacances, proteste l’estimable déchet, parodiant sans le savoir son compagnon de beuverie.
— C’est exact, mais tu n’y es pas, que je sache !
— Pour une fois que j’avais un creux !
— Rassure-toi, c’est du travail de père de famille ! Que dis-je, de grand-père… Une petite môme à surveiller…
— Jolie ? demande Pinuche.
— T’as donc pas assez morflé de mandales au cours de ta piètre existence !
Il hausse les épaules.
— D’accord, j’ai reçu bien des rebuffades, mais je dois avouer que j’ai eu des avantages parfois. Avec les femmes c’est ça : tu ne peux jamais prévoir par avance leurs réactions. T’en as qui te font des risettes larges comme ça et qui te cassent leur parapluie sur le râble dès que tu leur proposes l’apéritif… Et puis d’autres que tu prends pour la petite sœur Thérèse et qui se déshabillent pour un oui ou pour un non !
— Quand elles se déloquent pour toi, c’est toujours pour un non !
Là, il renaude, Pinaud ! Sa virilité, faut pas y toucher, même avec des pincettes. Son orgueil de mâle se rebelle !
— Qu’est-ce que tu te complais à insinuer ! proteste-t-il. Tu parles sans savoir ! Mon cher ami, malgré mon âge je pourrais certainement en remontrer à pas mal de blancs-becs…
Il part dans des considérations fort intéressantes sur les ressources d’un homme digne de cette appellation dûment contrôlée.
— Tiens, il n’y a pas un mois, j’étais à Bruxelles, à l’Expo… Figure-toi que dans un restaurant je constate que j’ai une touche formidable avec une dame tout ce qu’il y a de bien : Suédoise, pour te dire…
— Ce sont des allumeuses, coupé-je…
Il me calme d’un geste noble.
— Je l’aborde, on cause : moi en français, elle en suédois… On arrive tout de même à se comprendre. Je lui fais un boniment terrible. Une heure plus tard, elle me donnait son adresse à Honolulu pour que je lui envoie des cartes postales…
L’arrivée de Magnin met fin aux confidences choquantes du vieux crabe.
Il tient à bout de bras une photo d’un mètre de long sur soixante de large. Il la dépose sur la table.
— Ça vous va comme ça ?
— Magnifique, tu es le roi de la pellicule !
Il place nos verres sur trois des angles de l’image afin d’éviter qu’elle se gondole (ce qu’elle aurait tendance à faire, étant donné la présence de Béru).
— Ça représente quoi, au juste, demande-t-il, une pièce de théâtre, un film ou bien… ?
— Une tranche de vie !
— J’aurais plutôt pensé qu’il s’agissait d’un film…
— Pourquoi ?
— Ben, à cause de l’éclairage, d’abord… On dirait qu’un projecteur est braqué sur les protagonistes… Vous voyez il y a comme un faisceau lumineux tombant du plafond…
— Ça n’a pas été pris au flash ?
— Sûrement pas, la lumière ambiante suffisait. On a dû utiliser une très forte ampoule…
Je commence à me sentir bien… Tout à fait bien.
Le précieux Magnin poursuit son exposé.
— Et ce qui me donnait également à croire que c’était du cinéma, c’est le grimage du gars qui fait le mort…
— Comment, qui « fait » le mort ?
— Il s’est foutu de la couleur au cou et sous la tête pour jouer les égorgés, mais il n’a pas d’entaille.
Son doigt délicat décrit un contour précis à l’endroit cité… L’agrandissement me montre qu’il dit vrai… Suquet n’a pas été égorgé… Suquet a mis au point un petit numéro de Grand-Guignol pour chanstiquer le moral de sa vioque ! Je comprends tout maintenant : la disparition mystérieuse du cadavre et la mise en scène… Il voulait avoir une photo compromettante pour faire chanter sa mémère qui jusque-là était plutôt aphone. Sa première tentative de chantage ayant échoué, il s’est carrément lancé dans le grand circus, avec cette belle imagination et cette témérité de la jeunesse. Sacré galopin !
Au fond, tout cela se résume à un mirifique canular… Je vais lui mettre la main dessus et lui faire passer deux jours au cambron, avec castagne d’honneur des mains de Bérurier pour lui calmer les nerfs… Ça lui apprendra, à ce petit salaud ! Après ça, il n’aura plus envie de jouer les André de Lorde !
J’éclate de rire.
— C’est toi qui as raison, Magnin, il s’agit d’un petit coup de cinéma, seulement le metteur en scène n’est pas un champion !
Je roule la photo. Pinaud, bien outillé, me tend un élastique.
— Que reprenez-vous les mecs ? J’offre l’ultime et je rentre chez moi, j’ai des paupiettes de veau qui m’attendent…
— Et la filature de ta jouvencelle ? demande le vieux débris de Pinuche.
— Laisse flotter les rubans.
— Dommage, ça m’aurait changé les idées… Je vais te dire : j’aime bien filer les femmes, c’est instructif…
— Ton côté vieux marcheur !
Il rit, farceur, ôte les boulettes de jaune d’œuf qui perlent à ses bacchantes et se mouche bruyamment dans un trou de son mouchoir…
Moi je songe à la concierge de Suquet. Elle n’avait pas tellement tort, la chère femme : la jeunesse d’aujourd’hui a de drôles de mœurs… et une bien surprenante conception de la vie.
CHAPITRE VI
Dans lequel je me demande si c’est du lard ou du cochon ; et dans lequel je décide que c’est plutôt du cochon
Ce matin, les petits oiseaux qui volent en l’air avec une paille dans le bec (comme s’ils buvaient un bol d’oxygène avec un chalumeau), sont plus joyces que d’ordinaire. Il faut dire qu’un aimable soleil poudroie sur la nature. Notre jardin a des teintes somptueuses, d’une richesse infinie.
Les queues des poireaux, les boutons des roses et les pissenlits composent un hymne à la végétation pas encore piqué des hannetons.
La radio joue en sourdine une musique qui ferait friser Yul Brynner et Félicie fait son petit ménage en se permettant de chantonner, ce qui lui arrive rarement.
Je viens d’avaler mon petit-déjeuner et, d’un œil désabusé, j’examine la première page du baveux que le marchand de journaux vient d’apporter, tout frais et tout empli de turpitudes.
L’équipe de France de saut à la corde a été battue par les juniors de la République de Saint-Martin. Un aimable farceur a dépecé sa belle-mère parce qu’il avait toujours rêvé d’une valise en peau de porc. À part ça, l’ONM annonce un cyclone, ce qui nous promet une vague de chaleur ; et mon horoscope affirme que tout ce que j’entreprendrai aujourd’hui sera voué à l’échec ; ce qui est très bon lorsqu’on sait lire entre les lignes à haute tension.