— Comment avez-vous compris, Marcus ?
— Compris quoi ? Que vous n’aviez pas écrit Les Origines du mal ? Peu après l’arrestation de Travis Dawn. La presse a commencé à se répandre sur l’affaire et quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel d’Elijah Stern. Il voulait absolument me voir.
Vendredi 14 novembre 2008
Propriété d’Elijah Stern, près de Concord, NH
— Merci d’être venu, Monsieur Goldman.
Elijah Stern me reçut dans son bureau.
— J’ai été surpris de votre appel, Monsieur Stern. Je pensais que vous ne m’aimiez pas beaucoup.
— Vous êtes un jeune homme doué. Ce que l’on dit dans les journaux, à propos de Travis Dawn, c’est la vérité ?
— Oui, Monsieur.
— C’est d’un sordide…
J’acquiesçai, puis je lui dis :
— Je me suis planté sur toute la ligne à propos de Caleb. Je le regrette.
— Vous ne vous êtes pas planté. Si j’ai bien compris, c’est votre ténacité qui, au final, a permis à la police de boucler l’enquête. Il y a ce policier qui ne jure que par vous… Perry Gahalowood, c’est son nom, je crois.
— J’ai demandé à mon éditeur de retirer de la vente L’Affaire Harry Quebert.
— Je suis heureux de l’apprendre. Allez-vous en écrire une version corrigée ?
— C’est probable. J’en ignore encore la forme, mais justice sera faite. Je me suis battu pour le nom de Quebert. Je me battrai pour celui de Caleb.
Il eut un sourire.
— Justement, Monsieur Goldman. C’est à ce propos que je souhaitais vous voir. Je dois vous dire la vérité. Et vous comprendrez pourquoi je ne vous blâme pas d’avoir cru Luther coupable durant quelques mois : j’ai moi-même vécu trente-trois ans avec l’intime conviction que Luther avait tué Nola Kellergan.
— Vraiment ?
— J’en avais la certitude absolue. Ab-so-lue.
— Pourquoi n’en avoir jamais parlé à la police ?
— Je ne voulais pas tuer Luther une deuxième fois.
— Je ne comprends pas ce que vous essayez de me dire, Monsieur Stern.
— Luther avait une obsession pour Nola. Il passait son temps à Aurora, à l’observer…
— Je le sais. Je sais que vous l’aviez surpris à Goose Cove. Vous en aviez parlé avec le sergent Gahalowood.
— Alors je pense que vous sous-estimez l’ampleur de l’obsession de Luther. En ce mois d’août 1975, il passait ses journées à Goose Cove, caché dans la forêt, à épier Harry et Nola, sur la terrasse, sur la plage, partout. Partout ! Il devenait complètement fou, il savait tout d’eux ! Tout ! Il m’en parlait tout le temps. Jour après jour, il me racontait ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils s’étaient dit. Il me racontait toute leur histoire : qu’ils s’étaient rencontrés sur la plage, qu’ils travaillaient à un livre, qu’ils étaient partis toute une semaine ensemble. Il savait tout ! Tout ! Peu à peu, je compris qu’il vivait une histoire d’amour à travers eux. L’amour qu’il ne pourrait pas vivre à cause de son apparence physique repoussante, il le vivait par procuration. Au point que je ne le voyais pas de la journée ! J’en étais réduit à conduire moi-même pour aller à mes rendez-vous !
— Pardonnez-moi de vous interrompre, Monsieur Stern, mais il y a quelque chose qui m’échappe : pourquoi ne pas avoir renvoyé Luther ? Je veux dire, c’est insensé : on a l’impression que c’est vous qui obéissiez à votre employé, lorsqu’il réclamait de pouvoir peindre Nola ou lorsqu’il vous délaissait tout simplement pour passer ses journées à Aurora. Veuillez excuser ma question, mais qu’est-ce qu’il y avait entre vous ? Étiez-vous…
— Amoureux ? Non.
— Mais alors pourquoi cette étrange relation entre vous ? Vous êtes un homme de pouvoir, pas du genre à vous laisser marcher dessus. Et là pourtant…
— Parce que j’avais une dette envers lui. Je… Je… Vous allez vite comprendre. Luther était donc obsédé par Harry et Nola et peu à peu, les choses ont dégénéré. Un jour, il est rentré salement amoché. Il m’a dit qu’un flic d’Aurora l’avait tabassé parce qu’il l’avait surpris à rôder, et qu’une serveuse du Clark’s avait même porté plainte contre lui. Cette histoire était en train de tourner à la catastrophe. Je lui ai dit que je ne voulais plus qu’il aille à Aurora, je lui ai dit que je voulais qu’il prenne des vacances, qu’il s’en aille quelque temps, chez sa famille dans le Maine ou n’importe où ailleurs. Que je paierais tous ses frais…
— Mais il a refusé, dis-je.
— Non seulement il a refusé, mais il m’a demandé de lui prêter une voiture, parce que, selon lui, sa Mustang bleue était trop repérable désormais. J’ai refusé, évidemment, j’ai dit que ça suffisait. Et là, il s’est écrié : « Tu ne comprends pas, Eli’ ! Ils vont partir ! Dans dix jours, ils vont partir ensemble et pour toujours ! Pour toujours ! Ils l’ont décidé sur la plage ! Ils ont décidé de partir le 30 ! Le 30, ils disparaîtront pour toujours. Je voudrais juste pouvoir dire adieu à Nola, ce sont mes derniers jours avec elle. Tu ne peux pas me priver d’elle alors que je sais déjà que je vais la perdre. » J’ai tenu bon. Je l’ai gardé à l’œil. Et puis il y a eu ce foutu 29 août. Ce jour-là, j’ai cherché Luther partout. Il était introuvable. Sa Mustang était pourtant garée à sa place habituelle. Finalement, un de mes employés a craché le morceau et m’a dit que Luther était parti avec une de mes voitures, une Monte Carlo noire. Luther avait dit que j’avais donné mon autorisation, et comme tout le monde savait que je lui passais tout, personne n’a plus posé de questions. Ça m’a rendu fou. Je suis allé immédiatement fouiller sa chambre. Je suis tombé sur ce tableau de Nola qui m’a donné envie de vomir, et puis, caché dans une boîte sous son lit, j’ai trouvé toutes ces lettres… Des lettres qu’il avait volées. Des échanges entre Harry et Nola qu’il était visiblement allé piocher dans les boîtes aux lettres. Alors je l’ai attendu, et quand il est rentré, en fin de journée, nous avons eu une terrible altercation…
Stern se tut et regarda dans le vague.
— Que s’est-il passé ? demandai-je.
— Je… Je voulais qu’il arrête d’aller là-bas, vous comprenez ! Je voulais que cette obsession à propos de Nola cesse ! Lui ne voulait rien entendre ! Rien ! Il disait que Nola et lui, c’était plus fort que jamais ! Que personne ne pourrait les empêcher d’être ensemble. J’ai perdu les pédales. Nous nous sommes empoignés et je l’ai frappé. Je l’ai attrapé par le col, j’ai crié et je l’ai frappé. Je l’ai traité de péquenaud. Il s’est retrouvé au sol, il a touché son nez en sang. J’étais pétrifié. Et il m’a dit… Il m’a dit…
Stern n’arrivait plus à parler. Il eut un mouvement de dégoût.
— Monsieur Stern, que vous a-t-il dit ? demandai-je pour qu’il ne perde pas le fil de son histoire.
— Il m’a dit : « C’était toi ! » Il a hurlé : « C’était toi ! C’était toi ! » Je suis resté tétanisé. Il s’est enfui, il est allé chercher quelques affaires dans sa chambre et il est parti à bord de la Chevrolet avant que je puisse réagir. Il avait… Il avait reconnu ma voix.
Stern pleurait à présent. Il serrait les poings de rage.
— Il avait reconnu votre voix ? répétai-je. Que voulez-vous dire ?
— Il… Il y a une époque où je retrouvais des vieux copains de Harvard. Une espèce de fraternité débile. On montait dans le Maine pour passer les week-ends : deux jours dans des grands hôtels, à boire, à manger du homard. On aimait se bagarrer, on aimait flanquer des dérouillées à des pauvres types. On disait que les types du Maine étaient des péquenauds et que notre mission sur terre était de les rosser. Nous n’avions pas trente ans, nous étions des fils de riches, prétentieux. Nous étions un peu racistes, nous étions malheureux, nous étions violents. Nous avions inventé un jeu : le field goal, qui consistait à taper dans la tête de nos victimes comme si nous dégagions un ballon de football. Un jour de l’année 1964, près de Portland, nous étions très excités et très alcoolisés. Nous avons croisé la route d’un jeune type. C’est moi qui conduisais la voiture… Je me suis arrêté et j’ai proposé que nous nous amusions un peu…