— Mais bon Dieu, Marcus, qu’est-ce que vous voulez écrire si ce n’est pas un roman ?
Je répondis sans même réfléchir :
— Un chef-d’œuvre ! Je veux écrire un chef-d’œuvre !
— Un chef-d’œuvre ?
— Oui. Je veux écrire un grand roman, avec de grandes idées ! Je veux écrire un livre qui marquera les esprits.
Harry me contempla un instant et éclata de rire :
— Votre ambition démesurée m’emmerde, Marcus, ça fait longtemps que je vous le dis. Vous allez devenir un très grand écrivain, je le sais, j’en suis persuadé depuis que je vous connais. Mais vous voulez savoir quel est votre problème : vous êtes beaucoup trop pressé ! Quel âge avez-vous exactement ?
— Trente ans.
— Trente ans ! Et vous voulez déjà être une espèce de croisement entre Saul Bellow et Arthur Miller ? La gloire viendra, ne soyez pas trop pressé. Moi-même, j’ai soixante-sept ans et je suis terrifié : le temps passe vite, vous savez, et chaque année qui s’écoule est une année de moins que je ne peux plus rattraper. Que croyiez-vous, Marcus ? Que vous alliez pondre comme ça un second bouquin ? Une carrière, ça se construit, mon vieux. Quant à écrire un grand roman, pas besoin de grandes idées : contentez-vous d’être vous-même et vous y arriverez certainement, je ne me fais pas de souci pour vous. J’enseigne la littérature depuis vingt-cinq ans, vingt-cinq longues années, et vous êtes la personne la plus brillante que j’aie rencontrée.
— Merci.
— Ne me remerciez pas, c’est la simple vérité. Mais ne venez pas geindre ici comme une mauviette parce que vous n’avez pas encore reçu le Nobel, nom de Dieu… Trente ans… Tsss, je vous en foutrai, moi, des grands romans… Prix Nobel de la Connerie, voilà ce que vous méritez.
— Mais comment avez-vous fait, Harry ? Votre livre, en 1976, Les Origines du mal. C’est un chef-d’œuvre ! C’était votre deuxième livre seulement… Comment avez-vous fait ? Comment écrit-on un chef-d’œuvre ?
Il sourit tristement :
— Marcus : les chefs-d’œuvre ne s’écrivent pas. Ils existent par eux-mêmes. Et puis vous savez, aux yeux de beaucoup, c’est finalement le seul livre que j’ai écrit… Je veux dire, aucun des autres qui ont suivi n’a connu le même succès. Quand on parle de moi, on pense aussitôt et presque uniquement auxOrigines du mal. Et ça, c’est triste, parce que je crois que si à trente ans on m’avait dit que j’avais atteint le sommet de ma carrière, je me serais certainement jeté dans l’océan. Ne soyez pas trop pressé.
— Vous regrettez ce livre ?
— Peut-être… Un peu… Je ne sais pas… Les regrets sont un concept que je n’aime pas : ils signifient que nous n’assumons pas ce que nous avons été.
— Mais qu’est-ce que je dois faire alors ?
— Ce que vous avez toujours fait de mieux : écrire. Et si je peux vous donner un conseil, Marcus, c’est de ne pas faire comme moi. Nous nous ressemblons énormément, vous savez, alors je vous en conjure, ne répétez pas les erreurs que j’ai commises.
— Quelles erreurs ?
— Moi aussi, l’été où je suis arrivé ici, en 1975, je voulais absolument écrire un grand roman, j’étais obsédé par l’idée et l’envie de devenir un grand écrivain.
— Et vous y êtes arrivé…
— Vous ne comprenez pas : aujourd’hui je suis certes un grand écrivain comme vous dites, mais je vis seul dans cette immense maison. Ma vie est vide, Marcus. Ne faites pas comme moi… Ne vous laissez pas bouffer par votre ambition. Sinon votre cœur sera seul et votre plume sera triste. Pourquoi n’avez-vous pas de petite amie ?
— Je n’ai pas de petite amie parce que je ne trouve personne qui me plaise vraiment.
— Je crois surtout que vous baisez comme vous écrivez : soit c’est l’extase, soit c’est le néant. Trouvez-vous quelqu’un de bien, et laissez-lui une chance. Faites pareil avec votre livre : donnez-vous une chance à vous aussi. Donnez une chance à votre vie ! Vous savez quelle est mon occupation principale ? Nourrir les mouettes. Je collecte du pain sec, dans cette boîte en fer qui se trouve dans la cuisine avec l’inscriptionSOUVENIR DE ROCKLAND, MAINE et je vais le lancer aux mouettes. Vous ne devriez pas toujours écrire…
Malgré les conseils qu’essayait de me prodiguer Harry, je restai obnubilé par cette idée : comment lui-même, à mon âge, avait-il eu le déclic, ce moment de génie qui lui avait permis d’écrire Les Origines du mal ? Cette question m’obséda de plus en plus, et comme Harry m’avait installé dans son bureau, je m’autorisai à y fouiner un peu. J’étais loin d’imaginer ce que j’allais découvrir. Tout commença lorsque j’ouvris un tiroir à la recherche d’un stylo et que je tombai sur un cahier manuscrit et quelques feuillets épars : des originaux de Harry. J’en fus très excité : c’était là l’occasion inespérée de comprendre comment Harry travaillait, de savoir si ses cahiers étaient couverts de ratures ou si le génie lui venait naturellement. Insatiable, je me mis à explorer sa bibliothèque en quête d’autres carnets. Pour avoir le champ libre, il me fallait attendre que Harry s’absente de la maison ; or, il se trouvait que le jeudi était le jour où il enseignait à Burrows, partant tôt le matin et ne revenant en général qu’en toute fin de journée. C’est ainsi que l’après-midi du jeudi 6 mars 2008 se produisit un événement que je décidai d’oublier immédiatement : je découvris que Harry avait entretenu une liaison avec une fille de quinze ans alors que lui-même en avait trente-quatre. Cela s’était passé dans les années 1975.
Je perçai son secret lorsque, fouillant frénétiquement et sans gêne les rayonnages de son bureau, je trouvai, dissimulée derrière des livres, une grande boîte en bois laqué, fermée par un couvercle à charnières. Je pressentis le gros lot, le manuscrit des Origines du mal peut-être. Je me saisis de la boîte et l’ouvris, mais à mon grand désarroi, il n’y avait pas de manuscrit à l’intérieur : juste une série de photos et des articles de journaux. Les photographies représentaient Harry dans ses jeunes années, la trentaine superbe, élégant, fier, et, à ses côtés, une jeune fille. Il y avait quatre ou cinq clichés et elle apparaissait sur tous. Sur l’un d’eux, on voyait Harry sur une plage, torse nu, bronzé et musclé, serrant contre lui cette jeune fille souriante, avec des lunettes de soleil fixées dans ses longs cheveux blonds pour les tenir en place et qui l’embrassait sur la joue. Le verso de la photo portait une annotation : Nola et moi, Martha’s Vineyard, fin juillet 1975. À cet instant, trop passionné par ma découverte, je n’entendis pas Harry qui revenait très en avance de l’université : je ne perçus ni les crissements des pneus de sa Corvette sur le gravier du chemin de Goose Cove, ni le son de sa voix lorsqu’il entra dans la maison. Je n’entendis rien parce que dans la boîte, à la suite des photos, je trouvai une lettre, sans date. Une écriture d’enfant sur du joli papier qui disait :
Ne vous en faites pas, Harry, ne vous en faites pas pour moi, je me débrouillerai pour vous retrouver là-bas. Attendez-moi dans la chambre 8, j’aime ce chiffre, c’est mon chiffre préféré. Attendez-moi dans cette chambre à 19 heures. Ensuite nous partirons pour toujours.
Je vous aime tant.
Très tendrement.
Qui était donc cette Nola ? Le cœur battant, je me mis à parcourir les coupures de journaux : les articles mentionnaient tous la disparition énigmatique d’une certaine Nola Kellergan, un soir d’août 1975 ; et la Nola des photos des journaux correspondait à la Nola des photos de Harry. C’est à ce moment que Harry entra dans le bureau, avec, dans les mains, un plateau chargé de tasses de café et d’une assiette de biscuits qu’il lâcha lorsque, ayant poussé la porte du pied, il me trouva accroupi sur son tapis, le contenu de sa boîte secrète éparpillée devant moi.