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— Oui, oui. Que faire, à votre avis ?

— Nous allons nous brouiller, très ostensiblement, et j’essayerai de trouver une place comme journaliste à l’Intermondial. Le rédacteur en chef me faisait la cour, quand j’étais à l’Université.

— Il est si jeune que cela ?

— Non, il donnait des conférences sur le journalisme, que j’ai suivies.

— Eh bien, d’accord, faites au mieux, mais ne prenez pas des risques inutiles, Stella !

Un instant, le businessman disparut devant le père.

— Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer, ma fille, mais…

Pauvre père, pensa-t-elle. Que dirait-il s’il me voyait actuellement naviguant sur une rivière d’un autre monde seule avec des indigènes et son ennemi ! Son ennemi qui est presque un ami pour moi.

Un ami ? En était-elle sûre ? Par moments, elle se demandait si elle ne le gênait pas. Souvent il lui parlait rudement, presque grossièrement. Trois fois il l’avait embrassée de force, puis laissée aller, comme si elle ne l’intéressait pas. Et, bien qu’elle ne tînt nullement à avoir une aventure avec lui, elle s’en était sourdement vexée,, D’autres fois, au contraire, il était presque galant, prévenant. Il avait fait de son mieux pour faciliter ses contacts avec les Ihambés, et s’il n’avait pas toujours réussi, ce n’était point de sa faute. Elle se sentait à la fois attirée et repoussée par ce peuple primitif. Parfois, écoutant leurs chants, les voyant faire les gestes quotidiens de la vie, elle parvenait presque à oublier qu’ils n’étaient pas des hommes de la Terre. Puis un mot, une intonation de voix, une coutume, révélaient brusquement l’abîme qui, lui semblait-il, béait entre eux et elle, et sa peau se hérissait, comme celle du chien devant le loup qui lui ressemble.

Par souci d’objectivité, elle avait lutté contre cette répulsion. Téraï l’attribuait à son éducation inconsciemment mais profondément raciste, au milieu dans lequel elle avait vécu. Mais il lui semblait que les causes en étaient plus profondes. En ce moment le vent apportait à ses narines l’odeur de Laélé et de son frère dans la pirogue voisine : cette odeur n’était pas désagréable, mais étrangère.

Comme elle était honnête, elle se demanda aussi si elle ne se cherchait pas des excuses. En regardant froidement les choses, elle était en train de commettre un abominable abus de confiance, profitant de la protection de Téraï pour accumuler des armes contre lui, et ses amis. Il était donc nécessaire que ces amis soient méprisables, qu’ils représentent un danger ou une gêne pour ce qui lui était cher, si elle voulait conserver sa propre estime. Mais à mesure que passait le temps, cette position devenait de plus en plus difficile à tenir. Elle cherchait à rassurer sa conscience en se disant qu’après tout les Ihambés et les autres tribus s’adapteraient à la civilisation humaine, qu’elle veillerait à ce que la domination du BIM ne soit pas trop sauvage.

— Eh bien, Stella ! Vous rêvez à ce que vous écrirez dans votre affreux canard ?

Elle sursauta et rougit, se sentant presque devinée. Sous ses dehors brutaux, Téraï possédait un esprit pénétrant qui, plus d’une fois, l’avait mise mal à l’aise.

— Je ne sais pourquoi j’ai accepté de vous guider, continua-t-il. Peut-être parce que j’ai senti que vous étiez prête à tout pour recueillir vos documents, même seule ! Et il eût été pitoyable de voir quelqu’un de si joli périr sous les flèches des Umburus, ou servir de couveuse à des niambas ! Mais je m’en repentirai, oh oui !

— Alors, pourquoi l’avoir fait ?

— Il y a sur cette planète un véritable petit démon ailé, le bilrini, Microraptor ferox. Cinq centimètres d’envergure. Il détruit les nids des autres pseudo-oiseaux, saccage les fleurs et tue de son bec empoisonné des animaux bien plus gros que lui. Eh bien, quand j’en trouve un pris au piège d’une plante à glu, je le délivre toujours. Ils sont trop beaux pour finir si misérablement !

— Et vous craignez mon bec empoisonné ?

— Euh, euh ! Si vous avez de mauvaises intentions envers ce monde, vous pouvez lui faire beaucoup de mal. Et si vos intentions sont bonnes, une fois que votre article aura été réécrit pour plaire au public, le dégât sera sans doute encore plus grand !

— Tous les lecteurs sont-ils donc des imbéciles à vos yeux ?

— Non. Simplement des intoxiqués. Il faudrait, pour commencer, que les journaux disent la vérité, dont ils se moquent, ensuite que les lecteurs soient capables de réfléchir. Peut-être, en faisant sauter les stations de radio et de télévision, en enfermant tous les agents de publicité, en cessant d’égaler civilisation et machines inutiles…

— En retournant au stade où sont vos amis, sans doute ?

— Non, certes ! Mais à quoi bon discuter avec un Terrien ? Dans trois jours nous arriverons à Kintan, port fluvial de l’empire de Kéno, et sa capitale en même temps, sur la basse Iruandika. Vous verrez là, du moins je l’espère, une autre forme de civilisation, au niveau technique de l’ancienne Assyrie, mais avec un tout autre fondement moral.

— Pourquoi dites-vous : je l’espère ?

— De curieuses nouvelles…

Il recommença à pagayer. Stella se lassait de la monotonie des rives basses, plantées d’arbres et de broussailles qui coupaient la vue sur la savane et ses animaux. De temps en temps, un dos noir crevait la surface des eaux, et selon le cas, Téraï continuait calmement à pagayer, ou, au contraire, attirait à lui son fusil, prêt à toute éventualité. Mais rien n’attaquait jamais la pirogue, et il posait bientôt son arme, reprenait sa rame.

— Puis-je prendre la seconde pagaie ? J’en ai assez d’être transportée comme une princesse !

— Si vous voulez.

Le temps passa plus vite, mais bientôt le bras de Stella, se fatigua, ses reins devinrent douloureux, et elle fut obligée de s’arrêter. Le ciel de plomb écrasait l’étendue et se confondait tout au bout de l’horizon avec les eaux grises de l’Iruandika. La pirogue portant Laélé et son frère voguait à quelques mètres sur la gauche, et Stella regardait sans voir les molles ondulations s’évasant en éventail de sa proue.

Téraï chanta à mi-voix un air triste et lent, qui tirait de sa lassitude une beauté désespérée. En l’écoutant, Stella sentit monter les sentiments qu’éveillaient en elle sur Terre les mélopées de bûcherons ou de pionniers, qui disent la mélancolie de la vie, des rencontres brèves, des amitiés esquissées et aussitôt rompues, la fatalité des séparations à l’aube, près des cendres froides.

— Que chantez-vous ?

Il sursauta, comme tiré d’un rêve.

— Les Flots de l’Iruandika.

— C’est beau.

— Je ne devrais pas, c’est un chant de femme ! Mais les Ihambés ont pris leur parti de ma bizarrerie à ce sujet. J’en ai fait une traduction libre, en français. Voulez-vous l’entendre ?

— Oui, bien volontiers.

Il posa sa pagaie sur le plat-bord, et des gouttes légères s’égrainèrent au fil de l’erre. Il chanta :

Les flots de l’Iruandika Emportent ma pirogue, lté, lté, tu n’es plus là Tu es parti, loin de mes bras Dans la brume de l’aube !
Deux fois déjà j’ai vu monter Derrière le col les trois lunes ! Sans toi brûle le feu sacré, Tu partis, sans te retourner A l’aube, dans la brume !
On dit qu’une fille de Kéno Aurait volé ton âme ! Que la prenne Antafarouto ! Tu es parti, dans ton bateau En poussant fort la rame !