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Tu reviendras pourtant, je sais Le cœur brûlé par ta chimère, Mais de t’attendre, trop lassée, Je suis partie, je vais sombrer Dans la brume éternelle !

— C’est un chant ihambé ?

— Oui, mes amis ont le cœur poétique. A vrai dire, dans le texte original, il n’est pas question de cœur, mais d’un organe qui correspondrait plutôt à notre rate ! On ne sait pas qui l’a composé, ni quand. C’est devenu un chant traditionnel de femme abandonnée ou de veuve. Il ne peut cependant dater de plus de 400 ans environ, car auparavant les Ihambés ne vivaient pas dans le bassin de l’Iruandika, mais dans celui de la Betsihanka. Il est vrai que la substitution de nom est facile, et n’altère pas le rythme.

— Voulez-vous me l’apprendre ?

— Non, pas ici. Vous n’y avez pas droit. Que je le chante, moi, un homme, c’est de mauvais goût, sans plus. Vous, ce serait un sacrilège. Plus tard, quand nous serons revenus à Port-Métal.

— Que vos Ihambés peuvent donc être ennuyeux avec leurs coutumes !

— Et les vôtres, mademoiselle ? Que pensez-vous du tabou qui, dans toutes les réunions terrestres, frappe les sujets sérieux ? Ne croyez-vous pas que je ferais scandale si, à une réception de votre père, en admettant qu’il m’y invite, j’attirais dans un coin un de ses ingénieurs pour lui demander son avis sur telle ou telle mine ! Fi, le rustre qui parle business en dehors des bureaux !

Elle rit.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites. Maintes fois j’ai dissimulé mes bâillements, pendant ces soirées.

— Allons, vous n’êtes pas tout à fait perdue ! Je n’aime pas beaucoup votre père, mais on n’arrive pas à sa position si on n’a pas d’intelligence, d’énergie, et le don de voir ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Mais pour vous, le nid est fait, maintenant, et vous devriez penser à en faire un qui soit le vôtre !

— Que suis-je en train de faire ? Vous savez bien que je suis brouillée avec mon père.

— La loi ne lui permet pas de vous déshériter à plus de 75 pour cent. Aurea mediocritas, aurait dit Horace.

— Pardon ?

— Excusez-moi, on m’a enfoncé du latin dans la gorge, quand j’étais enfant. Cela se fait encore dans les lycées un peu archaïques, comme celui de Papeete ! Alors, de temps en temps, j’en vomis quelques bribes. Je voulais dire que, quoi qu’il en soit, vous aurez une confortable fortune !

— J’ai toujours le droit de la refuser !

— En aurez-vous le courage ? Pourtant, je vois en vous une force qui mériterait mieux qu’une vie stérile sur une Terre surpeuplée.

— On peut encore y faire bien des choses utiles !

— Oui, mais on les y fait bien rarement ! La Terre est finie, Stella ! Oh ! elle a encore de beaux jours devant elle. Elle restera encore, pendant quelques siècles le centre de la civilisation, malgré sa pourriture. Mais regardez-la bien ! Elle se vide tous les jours de sa substance créatrice ! De nouvelles colonies s’établissent chaque année, où partent les forts, les esprits libres !

— Je vous croyais opposé à la colonisation !

— Il existe des mondes habitables où il n’y a nulle race intelligente. Ce sont ceux-là que nous devons conquérir.

— Alors, que faites-vous ici ?

— Je ne conquiers pas, j’étudie ! Il n’y aurait pas d’inconvénient, au contraire, à ce qu’il y ait sur Eldorado une petite colonie à but non commercial. Nous pourrions apprendre pas mal de choses des indigènes, et leur éviter de trop coûteuses bêtises. Mais il ne doit pas y avoir de peuplement terrien permanent. C’est pourquoi je lutte, dans la mesure de mes faibles moyen contre les tentatives du BIM d’obtenir la charte large. Ce serait la fin de toute possibilité de civilisation originale sur cette planète. Enguété, Eenko ?

Le grand Ihambé indiquait du bras un promontoire.

Imbiti iéké !

Nous allons camper là, traduisit Téraï. Je laisse toujours le choix du site à Eenko quand il est avec moi. C’est sa planète, et il la connaît mieux que moi.

Stella serra frileusement son écharpe autour de ses épaules. La nuit tombée, l’air était frais et humide près de la rivière. Deux huttes de branchages, rapidement construites par les ihambés, se dressaient sous un arbre aux somptueuses fleurs rouges. Le feu éclairait les broussailles au-delà du cercle défriché à la machette par Téraï. Les indigènes dormaient déjà sous l’un des abris, et seuls Téraï et Laélé partageaient sa veille. La rivière coulait doucement, avec un léger friselis, et sur l’autre rive, Anthia, la plus grosse des lunes, semblait fichée sur un arbre pointu et jetait sur les eaux un chemin d’écailles dorées. De temps en temps on entendait s’ébrouer quelque monstre aquatique, ou le flac d’un poisson qui sautait. Téraï étira ses bras énormes.

— Voilà quelque chose que la Terre ne peut plus vous donner, Stella. Une soirée au bord d’un fleuve sauvage !

— Vous vous trompez. Sans parler des zones incultes de l’Amazone ou de l’Orénoque, j’ai passé bien des moments semblables près de lacs américains ou canadiens.

— Avec, à portée, une auto, un hélico, un poste de radio, et, à peu de distance, un drugstore ! Et vous rentriez chez vous persuadée de vous être plongée dans un bain vivifiant de sauvagerie. J’ai cru, une fois, alors que j’avais dix-huit ans, trouver une île déserte, perdue dans l’archipel des Toubouaï. J’y étais allé de Tahiti, en pirogue à balancier, avec une amie de mon âge. Au bout de trois jours, nous avons entendu beugler un pick up sur la plage ! Toute une cargaison de touristes – américains, français ou suédois, je ne me souviens plus, débarqués d’un hydravion. Ici, c’est différent. Nous pourrions disparaître, nul ne connaîtrait jamais notre sort. Théoriquement, nous sommes encore en territoire ihambé, nous ne franchirons la frontière que demain, après les gorges qui percent la chaîne des Monts Hétio. Mais personne ne vient jamais dans cette région. Eh là ! Qu’est-ce que c’est ?

Une gigantesque forme noire venait d’apparaître dans le cercle de lumière. Haut de quatre mètres, l’animal rappelait l’éléphant, avec cependant de petites oreilles dressées et deux trompes d’où sortaient des sons cuivrés. Téraï arracha du feu un brandon, l’agita sous la tête de l’animal qui l’écrasait de sa masse et qui se mit à geindre piteusement avant de prendre la fuite dans un fracas de branches cassées. Téraï se rassit calmement.

— Vous n’avez donc peur de rien ?

— Si, des araignées et des vieilles filles, particulièrement celles de l’Armée du Salut. Mais j’ai été courageux à bon compte : le bishtar n’est dangereux qu’à l’époque du rut.

— Cela s’appelle un bishtar ?

— Oui, Bishtar gigas Laprade. Les Kénoïtes les utilisent comme nous les éléphants. C’est moi qui ai nommé cette brute, d’après un vieux roman d’anticipation américain que j’avais trouvé chez un Chinois de Papeete, et où il y avait un animal qui ressemble curieusement à la bête que vous venez de voir. Mais il est temps de dormir. Pour que vous n’ayez pas peur de moi, Laélé couchera dans la même hutte que nous.

DEUXIEME PARTIE

LA VERMINE DU LION

CHAPITRE PREMIER

L’EMPIRE DE KENO

Au détour de la rivière, la ville apparut d’un seul coup, entassant dans ses murailles rouges un flot serré de maisons grimpant sur les collines, et que dominaient en hautes silhouettes pyramidales un temple et le palais de l’empereur. Depuis l’avant-veille, leurs pirogues avaient croisé les bateaux des pêcheurs kénoïtes, petits hommes brun foncé, aux courts cheveux taillés en brosse. Téraï en avait hélé deux ou trois en leur langue, ne recevant en réponse que de brèves syllabes. Puis les champs cultivés avaient remplacé la savane.