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Ils accostèrent à une jetée, amarrèrent leurs embarcations. Entre les quais et les fortifications percées d’une porte gardée par deux tours, s’étendait une vaste zone nue où circulaient charrettes de poissons, de pierres ou d’argile, tirées par des quadrupèdes massifs, sans cornes. Téraï fixa son sac sur son dos, prit son fusil en bandoulière, et s’avança, suivi de Stella et des Ihambés, semblant encore plus colossal à côté des citadins dont peu atteignaient son épaule. Comme ils approchaient de la porte aux massifs vantaux de bois armé de bronze arrivèrent des soldats casqués et cuirassés. Téraï se dirigea vers eux, faisant signe à ses compagnons de l’attendre. La conversation fut longue, et Stella ayant vu qu’Eenko et ses camarades avaient tout doucement armé leurs arcs prit sa carabine. Puis le géologue revint.

— Complications ! Il paraît qu’on n’entre plus comme ça dans Kintan. J’ai fait demander le chef de la garde des murs, Ophti-Tika, qui est un vieil ami. Mais ceci confirme les renseignements que me donna Ohémi, et je n’aime pas ça !

En attendant, Stella examina et photographia les murailles. Hautes de dix mètres, coupées de tours carrées tous les trente mètres à peu près, elles étaient bâties en blocs de lave rouge sommairement équarris, réunis par un mortier rose.

— Combien d’habitants ?

— Pour autant que je puisse le savoir, environ cinq cent mille.

— Cinq cent mille !

— L’empire de Kéno est très vaste et s’étend jusqu’à la mer. Si la capitale est tellement excentrique, c’est parce que les empereurs ont toujours voulu être proches des monts Hétio, les monts sacrés.

— Tout de même, cinq cent mille !

— Babylone en comptait bien plus ! Voici Ophti-Tika. Laissez-moi lui parler seul à seul.

L’officier s’avançait, géant pour les Kénoïtes, son armure de bronze poli jetant des feux au soleil, un large sourire sur sa face glabre et osseuse. Il salua Téraï de l’épée. Cette fois la conversation fut courte, et ils passèrent sous la grande porte, encadrés de soldats qui leur frayaient un chemin dans la foule.

Une fois la porte franchie, on arrivait directement dans la ville : un boulevard circulaire, large d’une dizaine de mètres, suivait les murs, et il en partait une multitude de rues tortueuses pavées de galets pointus et glissants, qui s’enfonçaient vers le cœur de la cité. Les maisons, de deux ou trois étages, construites en bois et en torchis sur des fondations de pierre, s’avançaient en auvent au-dessus des ruelles, les transformant en tunnels sombres et étroits. Un profond caniveau central servait de collecteur d’égouts, mais l’odeur était pourtant supportable. Stella en comprit la raison en y voyant couler un flot rapide.

— Oui, dit Téraï, ils utilisent une source intermittente comme balayeur municipal. Il est interdit de jeter dans le canal quoi que ce soit qui puisse l’obstruer.

Sur des planches servant de comptoirs, posées sur les appuis des fenêtres en arc de cercle, les marchands étalaient nourritures, épices, objets travaillés de pierre, de bois, de cuivre ou de bronze, bijoux barbares, souvent beaux, ornés de magnifiques cristaux ou de gemmes mal taillées. Dans les ténèbres des arrière-boutiques, percées de la lueur jaune des lampes à huile nécessaires même en plein jour, grouillait toute une vie obscure, femmes occupées à leurs travaux, enfants jouant ou pleurant, et les inévitables puchis, petits quadrupèdes jouant le rôle de chiens. Les marchands poussaient de rauques cris d’appel, les acheteurs discutaient à voix haute et d’un étage sortait le grincement discordant d’un instrument de musique accompagnant quelque chanteur. Les soldats de l’escorte marchaient devant, repoussant les citadins fermement, mais sans brutalité inutile, du bout de la hampe de leurs lances. Nul ne s’en formalisait, et Stella eut l’impression d’une civilisation primitive, mais bon enfant. La rue monta, les boutiques devinrent de plus en plus grandes, mieux éclairées, et subitement ils débouchèrent sur un second boulevard, plus large que le premier, et dont le côté opposé était dominé par une autre enceinte, plus basse. Derrière elle jaillissait la cime de grands arbres.

— Nous venons de traverser le quartier populaire, ou plutôt le cercle populaire, dit Téraï. L’étroitesse des rues est voulue, elle facilite la défense, au cas où l’ennemi arriverait à s’introduire dans la ville, ce qui s’est produit cinq fois dans son histoire.

— Cela doit favoriser les incendies, aussi.

— Les maisons sont en bois de gau, presque incombustible. Elles brûlent cependant quelquefois, mais le feu ne s’étend pas trop grâce à un service de pompiers remarquablement organisé.

Ils franchirent la seconde enceinte, par une porte fortifiée. Leur escorte les abandonna, sauf le capitaine. Stella poussa un cri de surprise : la ville intérieure était complètement différente de l’autre, de larges avenues perpendiculaires la découpaient en rectangles de verdure au sein desquels se dressaient des maisons de pierre, basses et longues, avec un péristyle de colonnes gracieuses. Le contraste était si frappant qu’elle ne put se retenir de dire : enfin, la civilisation !

Téraï se retourna, un sourire narquois aux lèvres.

— Oui, la civilisation. Savez-vous à quel prix ? L’esclavage ! Ce luxe, dans cette société qui ignore toute autre source d’énergie que le travail musculaire, ne peut reposer que sur lui. Il n’est d’ailleurs pas trop dur, et les esclaves sont relativement bien traités. Ou l’étaient…

— Que voulez-vous dire, l’étaient ?

— Je vous en parlerai. Laissez-moi « pomper » ce vieil Ophti.

Il se replongea dans une conversation animée avec le capitaine. Laélé s’approcha de Stella.

— Mauvais endroit ! Enfermé !

— Vous n’étiez jamais venue ici, Laélé ?

— Non. Téraï souvent. Moi pas.

— Pourquoi ?

— Parce que l’occasion ne s’en était pas présentée, mademoiselle, intervint le géologue. Et je commence à me demander si j’ai bien fait de vous emmener, l’une comme l’autre.

— Que craignez-vous ?

— Je ne sais trop. Mais il y a eu des changements bizarres depuis mon dernier séjour à Kintan. Je vous en parlerai plus tard. Voici ma maison.

Il indiquait sur une butte une somptueuse demeure de pierre rouge, du style dominant dans la ville intérieure. Ils pénétrèrent dans le parc par une porte voûtée, et Stella remarqua l’épaisseur des murs, et leur hauteur.

— Une véritable forteresse !

— Vous ne croyez pas si bien dire !

Ils suivirent une longue allée montant vers la maison, et ombragée de grands arbres aux larges feuilles vert foncé. Un groupe de Kénoïtes les attendait, hommes et femmes mêlés, exprimant par de grandes gesticulations et des génuflexions leur joie de revoir Téraï.

— Vos esclaves ?

Il se retourna, un éclair de fureur aux yeux.

— Je n’ai pas d’esclaves, mademoiselle ! Ils l’étaient, oui, avant que je ne les aie achetés. Maintenant, ils sont libres autant que vous ou moi !

Il monta sur un perron de sept marches, se retourna vers le petit groupe, leur parla, montrant tantôt Laélé, tantôt Stella, tantôt les Ihambés. Resté un peu à l’écart, le capitaine souriait de toutes ses dents à une jeune fille d’une grande beauté. Après une clameur de joie, les Kénoïtes se dispersèrent.

— Je vous ai présentées, dit Téraï, Laélé comme la maîtresse de la maison, vous comme une puissante princesse d’un monde lointain. Ténou-Sika !