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Téraï déploya sur la table un plan de Kintan.

— Voyez-vous, Stella, le site se prête admirablement à la défense : entre la boucle de l’Iruandika et celle de la Komara qui se jette dans la première en aval de la ville, le terrain forme une colline ronde sur laquelle est bâtie Kintan, le point culminant étant occupé par le palais de l’empereur. Dans la partie resserrée, entre les deux rivières, une seconde colline, allongée du sud-sud-est au nord-nord-ouest barre presque totalement le passage. Les fortifications externes suivent les deux cours d’eau, puis escaladent cette colline de Hratù. Son sommet aplani forme la place d’arme, où se déroulent les parades de l’armée, et elle porte, à son extrémité sud, l’ancien temple de Béelba. Ma maison est située ici, sur la pente ouest, vers le bas.

— C’est vous qui avez fait bâtir ce somptueux palais ?

— Non, je l’ai acheté au prince Sofan, neveu du vieil Empereur. Comme vous pouvez le voir, Kintan est facile à défendre. Les Kénoïtes, ou, comme ils disent eux-mêmes, les Kénoaba, sont un peuple paradoxal : ils ont une excellente armée, bien entraînée et bien commandée, d’habiles ingénieurs militaires, mais ne sont pas guerriers pour deux sous ! Ce sont essentiellement des marchands, des agriculteurs, des artisans.

— Quelle est leur organisation sociale ?

— Classique. L’empereur, les nobles ou plutôt les chefs, car il n’y a pas de vraie noblesse, les prêtres, les marchands, les soldats, les artisans et les cultivateurs, enfin les esclaves. Ceci dans l’ordre de préséance.

— Religion ?

— Polythéisme modéré. Beaucoup de dieux, mais seulement deux importants : Klon, dieu céleste, dieu de la foudre, du vent, de la pluie, etc., et Béelba, déesse de la terre, des ondes, de la fécondité animale et végétale. Bien entendu les prêtres de l’un et de l’autre ne s’aiment guère. Je soupçonne d’ailleurs une sorte de syncrétisme entre une antique religion chtonienne, indigène, et une religion autrefois guerrière d’envahisseurs, mais cela date certainement de longtemps. Je suis, ou plutôt j’étais, en bons termes avec les deux clans. Mais il semble que les suivants de Béelba s’agitent. Ils auraient fait assassiner le vieil empereur pour assurer le trône à son neveu Oïgotan, frère du Sofan qui a construit la maison où nous sommes. Je connais Oïgotan, et je ne l’aime pas. Enfin, chose plus grave, ils auraient réformé le culte, en y réintroduisant des sacrifices sanglants. Cela m’inquiète. C’est si peu en accord avec la mentalité kénoïte actuelle que je suis presque sûr qu’il y a des influences extérieures en jeu !

— Que voulez-vous dire ?

— L’an dernier, après mon départ, ont eu lieu les premiers sacrifices : humains ! Comme par hasard, le sort est tombé sur les familles fidèles à la politique ancienne, celle de l’empereur assassiné : pas de guerres, pas de conquêtes. Et cette réforme du vieux culte s’est accompagnée de miracles, à ce que m’a dit Ophti-Tika. Je ne crois pas aux miracles, moi, sauf à ceux qui peuvent être faits par une science avancée.

— Et qui soupçonnez-vous ?

Il ne répondit pas tout de suite, la scrutant pensivement du regard.

— Etes-vous bien ce que vous prétendez être, Stella ? dit-il enfin.

— Comment ?

— Etes-vous bien une simple journaliste ?

— Que voulez-vous que je sois d’autre ?

— Les yeux et les oreilles du BIM, dit-il brutalement.

— Vous êtes impossible ! Je vous ai déjà dit que j’étais brouillée avec mon père, qu’il m’a chassée…

— Ouais ! C’était dans les journaux. Mais un homme de la puissance de Henderson peut acheter les journaux !

— Comment puis-je vous le prouver, alors ?

Téraï eut un sourire ironique.

— Facile ! Jusqu’à votre… querelle avec lui, vous avez été le bras droit de votre père. Vous pouvez donc me renseigner sur ses projets, en ce qui concerne Eldorado.

— C’est une trahison que vous me demandez ?

— S’il vous a chassée…

— Je ne trahis pas mes anciens amis, encore moins ma famille !

— Et vos amis présents ?

— C’est moi qui choisis mes amis !

— Ce qui signifie que je n’en suis pas ? Je m’en moque ! Ce dont je ne me moque pas, c’est de ce monde, et de mes amis à moi ! Il y a dans cette brusque réforme religieuse, dans ce sinistre passage, en un an, de l’offrande de fruits à des sacrifices humains quelque chose d’inexplicable. Comme si une puissance occulte voulait, pour des fins personnelles, transformer le pacifique empire de Kéno en une puissance sanguinaire et expansionniste. La même force cachée qui distribue des fusils aux Umburus ! Oh ! ne vous inquiétez pas, je trouverai. Vous croyez sans doute que vos gens de Port-Métal sont les maîtres de cette planète ? Ils en contrôlent quelques kilomètres carrés à peine ! Je pourrais les faire disparaître de sa surface en quelques jours, si c’était nécessaire. Moi aussi, je puis distribuer des armes. Mais je ne serai jamais assez salaud pour propager une religion comme celle qui, à coups de miracles truqués, gagne maintenant ses adeptes par centaines, ici, à Kintan !

— Je vous assure que j’ignore tout de cette question !

— Ça, je veux bien le croire. Mais cela ne signifie pas que vous ignorez tout des projets du BIM. Voulez-vous que je vous dise ce qu’ils sont ! Vous me direz si j’ai bien deviné. Ce n’est pas très difficile. Vous connaissez l’origine du BIM. Avant l’unification, en 2001, le Bureau international des Métaux se constitua sous l’égide des Nations Unies pour répartir équitablement les richesses minérales, en même temps que le Bureau des Céréales, etc. Quand le gouvernement mondial fut constitué, tout naturellement le BIM devint son bureau des mines. Quand les planètes du système solaire furent conquises, leurs mines en dépendirent aussi. En 2070 eut lieu la première expédition interstellaire. Le directeur d’alors, Dupond, fit voter le décret d’extension aux planètes extrasolaires. Tout le monde se moqua de lui ! Importer du minerai d’autres systèmes ! Effectivement, jusqu’en 2123, le prix de revient eût été prohibitif. Mais alors Larssen inventa l’Ionisation : rien d’organisé, homme, animal, viande ou machine ne peut l’utiliser, puisque, au récepteur tout arrive sous la forme de poudre amorphe, mais le parfait instrument colonial, puisque la colonie peut exporter ses matières premières à bas prix, et ne peut importer de produits manufacturés que par astronefs, ce qui l’empêche de monter des industries rivales en faisant venir des machines. Vous savez aussi comment votre grand-père, Thor Henderson, mit la main sur le BIM. Comment, par corruption, il fit nommer son fils comme son successeur. Comment le BIM est devenu la vraie force, presque le vrai gouvernement de la Terre. Comment on justifie la colonisation de planètes, même habitées, en racontant au peuple que les mines terrestres sont épuisées. Bon sang, le BIM a même eu le culot de faire élever une statue à Osborn ! Théoriquement, ce n’est qu’un bureau de gouvernement fédéral, pratiquement il a en main toutes les mines, toutes les fonderies, et la plus grande partie de l’industrie métallurgique ! Et qu’est devenu Tom Duskin, le chimiste qui avait trouvé un plastique capable de remplacer les métaux légers dans à peu près toutes leurs applications ? Suicidé après avoir brûlé ses notes, hein ?

Si le peuple jugeait le BIM néfaste, il pourrait…

Le peuple ! Vous me parlez du peuple ! Mais il n’existe plus, le peuple ! Bourré de propagande jusqu’à la gueule par les radios, les journaux, la tridi ! Et pourquoi s’interrogerait-il, le peuple ? On lui donne de beaux jouets, de belles voitures bourrées de chrome et d’un or inutile ! Des hélicos en titane ! Des machines à laver plaquées d’argent ! Il faut bien faire tourner les usines, n’est-ce pas ? Alors, si cela signifie une planète de plus de massacrée, que lui importe ? Il faut bien civiliser les sauvages ! D’ailleurs, ce ne sont pas des hommes !