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— Oui, l’article 4 de la déclaration de 2098. Si le Bureau avait la charte large…

— Aucune chance. Elle ne peut être accordée que pour les planètes inhabitées, ou celles où la vie intelligente est classée comme incivilisable. Le gouvernement fédéral est intransigeant sur ce point. Ce n’est pas le cas ici. Les indigènes sont pour la plupart au stade des peuples chasseurs, mais ne sont pas stupides, ni cruels. Es auraient pu massacrer le personnel de nos postes, il y a quatre ans. Ils se sont contentés de les intoxiquer en mettant dans le réservoir d’eau potable des racines de kokokolo. Ils évitent soigneusement tout incident avec nous. Dans un sens, c’est dommage. Eldorado ne serait vraiment rentable que si on l’exploitait en grand, ce qui supposerait une colonisation massive, que la charte restreinte interdit. Nous sommes limités à 40 000.

— Alors, vous vous dépêchez ?

La voix tonnante les fit sursauter. Assis sur un roc, Laprade les regardait venir, un mauvais sourire aux lèvres.

— N’écoutez pas ce qu’il vous dit, mademoiselle. C’est un sycophante du Bureau. Si on les laissait faire, ils ravageraient ce monde comme ils en ont ravagé bien d’autres, pour que nos élégantes et nos petits messieurs de la Terre puissent changer d’hélico et de voiture trois fois par an !

— Vous les y aidez bien en trouvant des mines pour eux !

— Peuh ! C’est sans danger ! Ils ne pourront pas exploiter la grande majorité d’entre elles, mais achètent les droits quand même, au cas où leur charte exclusive serait révoquée. Laissons tout ça, et regardez plutôt devant vous. N’est-ce pas beau ?

Une prairie humide de montagne descendait en ondulant mollement jusqu’à la forêt, émaillée de fleurs multicolores et étranges, trouée de-ci de-là de roches grises émoussées.

— Il y a quelques milliers d’années, la glace emplissait cette vallée. Le glacier venait des monts Toumbou, à droite de nous, serpentait là en bas, puis allait s’étaler sur la plaine de Kindo, à gauche. Le niveau de la glace, au maximum de la glaciation, était à peu près là où nous sommes. C’est ce qui donne ce relief adouci. Puis le climat changea, le glacier disparut. Mais ses moraines frontales, toutes fraîches encore, barrent la plaine, et ont provoqué la formation d’un marécage derrière elles, marécage dont il nous va falloir franchir la tête, demain. Ensuite, nous traverserons à nouveau la forêt, puis nous arriverons aux grandes plaines, et le chemin sera plus facile.

— Y a-t-il des animaux dangereux ?

— Oui, quelques-uns. Il y a aussi les moustiques, ou en tout cas leurs homologues, qui ne valent pas mieux. Allons !

A midi, ils avaient presque atteint le fond de la vallée. Sitôt le repas achevé, Laprade, écourtant la halte, donna le signal du départ.

— Je tiens à arriver avant la nuit aux grottes de Dhôu, dit-il à Stella. C’est le meilleur refuge dans cette région.

Le soir les vit sur un pointement rocheux, aux falaises abruptes creusées de cavernes et d’abris. Armes en main, ils avancèrent prudemment, le lion en avant, mais les cavités étaient vides, et rien ne troubla leur sommeil.

Stella s’éveilla de bonne heure, le lendemain, Les deux porteurs s’affairaient près du feu, à l’entrée de la voûte, et la fumée montait paresseusement, glissait le long de la roche et disparaissait brusquement, aspirée par le vent. Elle se leva, explora. Dans des recoins, des brassées de bois sec indiquaient que l’abri était fréquenté assez souvent, par Laprade ou par d’autres. Sur la paroi, des noms étaient gravés dans la roche tendre : Bill Hickock, 2212, Jean Carrère, 2217, Louis Leblanc, 2217, Ted Henderson, 2221 (homonyme, ou parent éloigné ?). G. Klein, 2222. Puis, régulièrement, presque chaque année, Téraï Laprade, depuis 2225. Elle tira son couteau et ajouta son nom.

Les hommes dormaient encore. Elle s’assit, prit quelques notes. Avec un rugissement de bien-être, Laprade se mit sur pieds d’un bond.

— Léo ? Où es-tu ?

— Il est sorti il y a quelques minutes.

— Vous êtes déjà éveillée ?

— Depuis une heure.

— Ah, le sommeil ! C’est ma faiblesse. Il faut que je dorme. Eh là ! Vous, le mineur ! Debout !

Il poussa du pied Gropas qui gémit et se retourna avant d’ouvrir les yeux.

— Dire que c’est ce que la Terre fait de mieux aujourd’hui ! Regardez-le ! On aurait eu dix fois le temps de le tuer ! Ah ! voilà Léo. Tout va bien, mon vieux ?

Il se pencha, prit l’énorme tête entre ses bras.

— Léo, vieux copain ! Tu me consoles des hommes ! Il n’y a que toi et moi de bons dans l’univers, toi et moi, deux grosses brutes d’homme et de lion !

La bête rugit doucement, d’un rugissement saccadé, presque articulé.

— Vous croyez qu’il vous comprend ?

— C’est un superlion, mademoiselle ! Que vous apprend-on à l’école, aujourd’hui ? Mon père travaillait avec Langley, à Toronto. Léo était à peine né quand ces andouilles de fondamentalistes ont brûlé le laboratoire, il y a onze ans, sous prétexte qu’on y bafouait l’œuvre de Dieu ! Comme s’ils étaient dans le secret de Dieu, comme s’ils pouvaient savoir, ces tristes imbéciles qui prennent au pied de la lettre tout ce qu’il y a dans la Bible, aussi bien et plus le ramassis de légendes d’un peuple cruel de l’Age du Bronze que ce qui est vraiment divin, et qui les dépasse ! Tout a brûlé : Langley, mon père, le père et la mère de Léo, ses frères et sœurs ! J’ai réussi à le sauver, mais je n’ai pu sauver mon père, tué dès le début par une grenade incendiaire ! Je faisais ma thèse, alors. Ma mère est morte peu après. Une fois qu’on eut pendu quelques-uns des assassins – les moindres, comme d’habitude ! – j’ai foutu le camp, ne voulant plus rester sur Terre. Après un an sur Ophir II, comme Eldorado est le bout du monde, j’y suis venu, avec Léo. Vous savez, il a un quotient d’intelligence de 85 ! Ça ne le met pas tellement plus bas que la moyenne humaine ! Deux générations de plus, et nous aurions eu, pour nous aider sur les planètes sauvages, des compagnons encore plus précieux que mon pauvre Léo ! Vous rendez-vous compte de ce qu’ils ont fait, ces salauds ? Il est seul, seul de son espèce, assez intelligent pour le comprendre, pas assez pour trouver l’oubli dans quelque chose qui le dépasse ! Accepteriez-vous de vivre, vous, seule, entre un monde de dieux et un monde de singes ?

— Je… je ne savais pas.

— Oh ! excusez-moi, je me laisse emporter. D’ailleurs, il y a peut-être quelque espoir. Ramakrishna, sur Bohar IV, a repris le travail de Langley et de mon père. Peut-être Léo aura-t-il une compagne un jour. Normalement, il devrait vivre une quarantaine d’années. Allons manger quelque chose, et partons !

Vers 10 heures du matin, ils rencontrèrent le marécage. Le sol devint mou, visqueux, les bottes s’enfonçaient et collaient, sortant de la boue avec un bruit de succion. Léo sautait de monticules en monticules, secouant ses pattes comme un chat pour en détacher la vase. Puis l’eau gicla sous les pieds, et la marche devint encore plus pénible. Entre les troncs des arbres palustres, des mares apparurent, couvertes de végétation flottante, et il fallut les contourner. Des milliers d’insectes tournoyaient et, avant d’avancer davantage, Téraï enduisit leurs mains et toutes les parties découvertes de leur corps d’un liquide huileux et odorant. Mais, si cela découragea la majorité des « moustiques », certains, plus hardis, piquaient quand même, et Stella sentit sa figure gonfler, et d’épouvantables démangeaisons à la jointure des doigts. Laprade haussa philosophiquement les épaules.