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La victoire d'Angélique

Anne et Serge Golon

La série

01 : Angélique, marquise des anges 1

02 : Angélique, marquise des anges 2

03 : Le chemin de Versailles 1

04 : Le chemin de Versailles 2

05 : Angélique et le roi 1

06 : Angélique et le roi 2

07 : Indomptable Angélique 1

08 : Indomptable Angélique 2

09 : Angélique se révolte 1

10 : Angélique se révolte 2

11 : Angélique et son amour 1

12 : Angélique et son amour 2

13 : Angélique et le Nouveau Monde 1

14 : Angélique et le Nouveau Monde 2

15 : La tentation d'Angélique 1

16 : La tentation d'Angélique 2

17 : Angélique et la démone 1

18 : Angélique et la démone 2

19 : Angélique et le complot des ombres

20 : Angélique à Québec 1

21 : Angélique à Québec 2

22 : Angélique à Québec 3

23 : La route de l'espoir 1

24 : La route de l'espoir 2

25 : La victoire d'Angélique

Première partie

Les scrupules, les doutes et les tourments du chevalier

Chapitre 1

Il savait qu'elle pensait à Honorine. et que seul son bras d'homme autour de ses épaules, la retenant très fort contre lui, pouvait apporter quelque atténuation à ce chagrin. En silence, tous deux marchaient à pas comptés le long du premier pont, vaguement bercés par le mouvement dolent du navire à l'ancre. Les brouillards d'été, tièdes mais non moins épais que ceux de l'hiver, les isolaient dans leur promenade, atténuant les bruits venus de la rive.

Joffrey de Peyrac se disait que l'humeur d'Angélique eût pu paraître surprenante à beaucoup.

Cela lui plaisait.

Elle était ainsi.

Un Roi l'attendait. En son palais de Versailles, un Roi rêvait d'elle.

Parmi les honneurs et la pourpre d'une foule courtisane, le premier souci, caché mais lancinant, de ce monarque le plus puissant de l'univers, demeurait de parvenir, par l'effet d'une patience dont il était décidé à ne pas se départir, et d'une générosité pour laquelle nul bienfait ne lui coûterait, à ce qu'Angélique de Peyrac daignât un jour, quittant les sombres et froides antipodes d'Amérique, reparaître à sa cour.

Ici même, au-delà du Saguenay, vers les boréals confins d'une nature sauvage, un chef iroquois, matachié de peintures barbares, le cimier de sa chevelure orgueilleusement dressé, Outtakéwatha, l'adversaire le plus acharné de la Nouvelle-France, s'était porté au-devant de Joffrey de Peyrac, et avait occupé le plus clair de leur temps destiné aux palabres de la guerre, à lui parler d'Elle qu'il appelait Kawa, l'étoile fixe, prenant ses troupes à témoin que cette femme l'avait soigné et guéri de ses blessures à Katarunk, après l'avoir sauvé du couteau à scalper de Piksarett l'Abénakis, son ennemi mortel.

Plus important que tout traité à établir pour la paix avec le gouverneur Frontenac, semblait avoir été dans la fumée des feux et des calumets passés de bouche en bouche, le déroulement d'un récit épique, aux déjà multiples épisodes, et où Angélique, cette gracieuse et ravissante femme attristée, qui en ce moment marchait près de lui, devenait personnage légendaire.

Entre ces deux exemples extrêmes : le roi de France en la lointaine Europe et le chef indien qui avait juré d'exterminer tous les Français de Canada, Joffrey de Peyrac n'ignorait pas que gravitaient par le monde une multitude d'hommes des plus variés, princes ou pauvres, fols ou sages, résignés ou désespérés, mais qui, pour avoir croisé sa route, gardaient son souvenir comme une lampe allumée en leur obscure espérance de bonheur. Pour avoir été saisis par sa beauté, émus par sa voix, égayés par sa présence, jamais plus le cours de leur marâtre existence ne serait le même.

Or, tous ces admirateurs inconditionnels n'auraient-ils pas été bien marris et surpris de découvrir l'emprise qu'avait sur ce cœur réputé inaccessible, insensible, oublieux, une petite fille de sept ans, aux cheveux de cuivre, sous son bonnet vert, qu'elle avait laissée loin de là à danser là ronde.

Parce qu'il partageait sa nostalgie, Joffrey de Peyrac n'en souriait pas. L'un près de l'autre, ce soir-là, accordant leurs pas, ils s'autorisaient de se pencher sur des tourments de cœur auxquels leur vie aventureuse, perpétuellement hachée de responsabilités d'avenir et de dangers, ne leur laissait guère le loisir.

Ils étaient bien ensemble, se disait-il. Et il se remémorait le déplaisir que lui avait causé cette séparation, la campagne du Saguenay où il n'avait cessé d'être irrité par son absence. Comment, se demandait-il surpris, avait-il pu quelques années plus tôt, envisager, à leur arrivée au Nouveau Monde, de la laisser tout un hiver derrière lui, à Gouldsboro, tandis qu'il s'enfoncerait seul, avec ses hommes, à l'intérieur des terres ? Cela lui paraissait aberrant aujourd'hui... Près d'elle, la vie s'illuminait. Il resserra son étreinte.

Ils gravirent des marches et se trouvèrent sur le deuxième pont. Puis s'élevèrent encore et gagnèrent le balcon en demi-lune à l'arrière de L'arc-en-ciel.

Un peu de rosé teintant le brouillard annonçait le soleil couchant, mais les brumes demeuraient opaques, cachant jusqu'aux autres bâtiments de leur flotte.

Depuis trois jours, celle-ci demeurait devant Tadoussac, dans l'attente des derniers contingents de soldats et de matelots revenant du lac Saint-Jean, en escortant les Mistassins et Nippisings qui n'osaient pas s'aventurer à descendre le fleuve pour la traite sans leur protection.

Pourtant, les Iroquois s'étaient évaporés. Ils avaient laissé à Joffrey de Peyrac un « collier de porcelaines », un wampum qui disait :« Nous ne porterons pas la guerre chez les Français tant qu'ils resteront fidèles à l'homme blanc de Wapassou, Ticonderoga, mon ami. »

Sitôt obtenue cette promesse, le comte était redescendu rapidement vers le Saint-Laurent dans l'impatience de rejoindre Angélique qui, elle, arrivait de Montréal où elle avait laissé Honorine pensionnaire chez les filles séculières de la Congrégation de Notre-Dame. Il avait peut-être eu le tort, en la retrouvant, de beaucoup l'interroger sur la petite fille, car lui-même y était fort attaché, et elle commençait à lui manquer.

Angélique était tombée dans une profonde mélancolie. Montréal était trop éloigné, dit-elle, et elle regrettait déjà d'avoir cédé aux instances d'Honorine qui voulait être pensionnaire « pour apprendre à lire et à chanter ».

Si dévouées que fussent les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame, c'était un milieu trop différent de celui que la petite avait connu jusque-là et elle souffrirait.

– Mais, quelle idée lui a donc pris de vouloir quitter Wapassou ? s'écria tout à coup Angélique sortant de son mutisme et levant sur Joffrey des yeux navrés. Si petite, quelle idée lui a donc pris de vouloir nous quitter ? Moi, sa mère ? Vous, ce père qu'elle avait enfin trouvé à l'autre bout du monde ! Est-ce que nous ne lui suffisions plus ? Est-ce que nous n'étions pas tout pour elle ?

Il retint un sourire.

Là, à la poupe d'un navire, dans les limbes d'un brouillard que dorait l'approche du soir, égoïstement, absurdement heureux de l'avoir tout à lui, il aima sa naïveté féminine, cette candeur que la maternité donne aux femmes et qui semble les marquer d'un sceau d'éternelle jeunesse, comme si, avant d'être investies de cette gloire mystérieuse, elles n'avaient rien vécu.