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Et c'est là que j'ai eu un vrai événement. Je ne peux pas dire que je suis remonté en arrière et que j'ai vu ma mère, mais je me suis vu assis par terre et je voyais devant moi des jambes avec des bottes jusqu'aux cuisses et une mini-jupe en cuir et j'ai fait un effort terrible pour lever les yeux et pour voir son visage, je savais que c'était ma mère mais c'était trop tard, les souvenirs ne peuvent pas lever les yeux. J'ai même réussi à revenir encore plus loin en arrière. Je sens autour de moi deux bras chauds qui me bercent, j'ai mal au ventre, la personne qui me tient chaud marche de long en large en chantonnant, mais j'ai toujours mal au ventre, et puis je lâche un étron qui va s'asseoir par terre et j'ai plus mal sous l'effet du soulagement et la personne chaude m'embrasse et rit d'un rire léger que j'entends, j'entends, j'entends…

– Ça te plaît?

J'étais assis dans un fauteuil et il n'y avait plus rien sur l'écran. La blonde était venue près de moi et ils ont fait régner la lumière.

– C'est pas mal.

Après j'ai eu encore droit au mec qui prenait une dégelée de mitraillette dans le bide parce qu'il était peut-être caissier à la banque ou d'une bande rivale et qui gueulait «ne me tuez pas, ne me tuez pas!» comme un con, parce que ça sert à rien, il faut faire son métier. J'aime bien au ciné quand le mort dit «allez messieurs faites votre métier» avant de mourir, ça indique la compréhension, ça sert à rien de faire chier les gens en les prenant par les bons sentiments. Mais le mec trouvait pas le ton qu'il fallait pour plaire et ils ont dû le faire reculer encore pour remettre ça. D'abord il tendait les mains pour arrêter les balles et c'est là qu'il gueulait «non, non!» et «ne me tuez pas, ne me tuez pas!» avec la voix du mec dans la salle qui faisait ça au micro en toute sécurité. Ensuite il tombait en se tordant car ça fait toujours plaisir au cinéma et puis il ne bougeait plus. Les gangsters y mettaient encore un coup pour s'assurer qu'il n'était pas capable de leur nuire. Et alors que c'était déjà sans espoir, tout se remettait en marche à l'envers et le mec se soulevait dans les airs comme si c'était la main de Dieu qui le prenait et le remettait sur pied pour pouvoir encore s'en servir.

Après on a vu d'autres morceaux et il y en avait qu'il fallait faire reculer dix fois pour que tout soit comme il faut. Les mots se mettaient aussi en marche arrière et disaient les choses à l'envers et Ça faisait des sons mystérieux comme dans une langue que personne ne connaît et qui veut peut-être dire quelque chose.

Quand il n'y avait rien sur l'écran, je m'amusais à imaginer Madame Rosa heureuse, avec tous ses cheveux d'avant-guerre et qui n'était même pas obligée de se défendre parce que c'était le monde à l'envers.

La blonde m'a caressé la joue et il faut dire qu'elle était sympa et c'était dommage. Je pensais à ses deux mômes, ceux que j'avais vus et c'était dommage, quoi.

– Ça a vraiment l'air de te plaire beaucoup.

– Je me suis bien marré.

– Tu peux revenir quand tu veux.

– J'ai pas tellement le temps, je vous promets rien.

Elle m'a proposé d'aller manger une glace et j'ai pas dit non. Je lui plaisais aussi et quand je lui ai pris la main pour qu'on marche plus vite, elle a souri. J'ai pris une glace au chocolat fraise pistache mais après j'ai regretté, j'aurais dû prendre une de vanille.

– J'aime bien quand on peut tout faire reculer. J'habite chez une dame qui va bientôt mourir.

Elle ne touchait pas à sa glace et me regardait. Elle avait les cheveux tellement blonds que j'ai pas pu m'empêcher de lever la main et de les toucher et puis je me suis marré parce que c'était marrant.

– Tes parents ne sont pas à Paris?

J'ai pas su quoi lui dire et j'ai bouffé encore plus de glace, c'est peut-être ce que j'aime le plus au monde.

Elle a pas insisté. Je suis toujours emmerdé quand on me parle qu'est-ce qu'il fait ton papa ou elle est ta maman, c'est un truc qui me manque comme sujet de conversation.

Elle a pris une feuille de papier et un stylo et elle a écrit quelque chose qu'elle a souligné trois fois pour ne pas que je perde la feuille.

– Tiens, c'est mon nom et mon adresse. Tu peux venir quand tu veux. J'ai un ami qui s'occupe des enfants.

– Un psychiatre, j'ai dit. Là, ça l'a soufflée.

– Pourquoi dis-tu cela? Ce sont les pédiatres qui s'occupent des enfants.

– Seulement quand ils sont bébés. Après, c'est les psychiatres.

Elle se taisait et me regardait comme si je lui avais fait peur.

– Qui t'a appris cela?

– J'ai un copain, le Mahoute, qui connaît la question parce qu'il se fait désintoxiquer. C'est à Marmottan qu'on lui fait ça.

Elle a posé sa main sur la mienne et elle s'est penchée sur moi.

– Tu m'as dit que tu as dix ans, n'est-ce pas?

– Un peu, oui.

– Tu en sais des choses pour ton âge… Alors, c'est promis? Tu viendras nous voir?

J'ai léché ma glace. Je n'avais pas le moral et les bonnes choses sont encore mieux quand on a pas le moral. J'ai souvent remarqué ça. Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur goût que d'habitude.

– Vous avez déjà quelqu'un.

Elle ne me comprenait pas, à la façon qu'elle me regardait.

J'ai léché ma glace en la regardant droit dans les yeux, avec vengeance.

– Je vous aie vue, tout à l'heure, quand on a failli se rencontrer. Vous êtes revenue à la maison et vous avez déjà deux mômes. Ils sont blonds comme vous.

– Tu m'as suivie?

– Ben oui, vous m'avez fait semblant.

Je ne sais pas ce qu'elle a eu tout d'un coup, mais je vous jure qu'il y avait du monde dans la façon qu'elle me regardait. Vous savez, comme si elle avait quatre fois plus dans les yeux qu'avant.

– Ecoute-moi, mon petit Mohammed…

– On m'appelle plutôt Momo, parce que Mohammed, il y en a trop à dire.

– Écoute, mon chéri, tu as mon nom et adresse, ne les perds pas, viens me voir quand tu veux… Où est-ce que tu habites?

Là, pas question. Une môme comme ça, si elle débarquait chez nous et apprenait que c'est un clandé pour fils de putes, c'était la honte. C'est pas que je comptais sur elle, je savais qu'elle avait déjà quelqu'un, mais les fils de putes pour les gens bien, c'est tout de suite des proxynètes, des maquereaux, la criminalité et la délinquance infantile. On a vachement mauvaise réputation chez les gens bien, croyez-en ma vieille expérience. Ils vous prennent jamais, parce qu'il y a ce que le docteur Katz appelle l'influence du milieu familial et là les putes pour eux, c'est ce qu'il y a de pire. Et puis ils ont peur des maladies vénériennes chez les mômes qui sont tous héréditaires. J'ai pas voulu dire non mais je lui ai donné une adresse bidon. J'ai pris son papier et je l'ai mis dans ma poche, on ne sait jamais, mais il y a pas de miracles. Elle a commencé à me poser des questions, je disais ni oui ni non, j'ai bouffé encore une gîace, à la vanille, c'est tout. La vanille, c'est la meilleure chose au monde.

– Tu feras connaissance avec mes enfants et nous irons tous à la campagne, à Fontainebleau… Mous avons une maison là-bas…

– Allez, au revoir.

Je me suis levé d'un seul coup parce que je lui avais rien demandé et je suis parti en courant avec Arthur.

Je me suis amusé un peu à faire peur aux voitures en passant devant au dernier moment. Les gens ont peur d'écraser un môme et ça me taisait jouir de sentir que ça leur faisait quelque chose. Ils donnent des coups de frein terribles pour ne pas vous faire mal et c'est quand même mieux que rien. J'avais même envie de leur faire encore plus peur que ça mais c'était pas dans mes moyens. Je n'étais pas encore sûr si j'allais être dans la police ou dans les terroristes, je verrai ça plus tard quand j'y serai. En tout cas, il faut une bande organisée, parce que seul, c'est pas possible, c'est du trop petit. Et puis j'aime pas tellement tuer, plutôt au contraire. Non, ce que j'aimerais, c'est d'être un mec comme Victor Hugo. Monsieur Hamil dit qu'on peut tout faire avec les mots mais sans tuer des gens et que j'aurai le temps, je vais voir. Monsieur Hamil dit que c'est ce qu'il y a de plus fort. Si vous voulez mon avis, si les mecs à main armée sont comme ça, c'est parce qu'on les avait pas repérés quand ils étaient mômes et ils sont restés ni vus ni connus. Il y a trop de mômes pour s'en apercevoir, il y en a même qui sont obligés de crever de faim pour se faire apercevoir, ou alors, ils font des bandes pour être vus. Madame Rosa me dit qu'il y a des millions de gosses qui crèvent dans le monde et qu'il y en a même qui se font photographier. Madame Rosa dit que le zob est l'ennemi du genre humain et que le seul type bien parmi les médecins, c'est Jésus, parce qu'il n'est pas sorti d'un zob. Elle disait que c'était un cas exceptionnel. Madame Rosa dit que la vie peut être très belle mais qu'on ne l'a pas encore vraiment trouvée et qu'en attendant il faut bien vivre. Monsieur Hamil m'a aussi dit beaucoup de bien de la vie et surtout des tapis persans.

En courant parmi les voitures pour leur faire peur, car un môme écrasé je vous jure que ça ne fait plaisir à personne, j'avais beaucoup d'importance, je sentais que je pouvais leur causer des ennuis sans fin. Je n'allais pas me faire écraser uniquement pour les faire chier, mais je leur faisais vachement de l'effet. Il y a un copain, le Claudo on l'appelle, qui s'est fait renverser comme ça en jouant au con et il a eu droit à trois mois de soins à l'hôpital, alors qu'à la maison, s'il avait perdu une jambe, son père l'aurait envoyé la chercher.

Il faisait déjà nuit et Madame Rosa commençait peut-être à avoir peur parce que je n'étais pas là. Je courais vite pour rentrer, car je m'étais donné du bon temps sans Madame Rosa et j'avais des remords.

J'ai tout de suite vu qu'elle s'était encore détériorée pendant mon absence et surtout en haut, à la tête, où elle allait encore plus mal qu'ailleurs. Elle m'avait souvent dit en rigolant que la vie ne se plaisait pas beaucoup chez elle, et maintenant ça se voyait. Tout ce qu'elle avait lui faisait mal. Il y avait déjà un mois qu'elle ne pouvait plus faire le marché à cause des étages et elle me disait que si j'étais pas là pour lui donner des soucis, elle n'aurait plus aucun intérêt à vivre.