– Vous voyez comme elle était belle, Madame Rosa, avant les événements. Vous devriez vous marier. Bon, je sais, mais vous pourrez toujours regarder la photographie pour vous rappeler d'elle.
– Je l'aurais peut-être épousée il y a cinquante ans, si je la connaissais, mon petit Mohammed.
– Vous vous seriez dégoûtés l'un de l'autre, en cinquante ans. Maintenant, vous pourrez même plus bien vous voir et pour vous dégoûter l'un de l'autre, vous n'aurez plus le temps.
Il était assis devant sa tasse de café, il avait posé sa main sur le Livre de Victor Hugo et il paraissait heureux parce que c'était un homme qui ne demandait pas cher.
– Mon petit Mohammed, je ne pourrais pas épouser une Juive, même si j'étais encore capable de faire une chose pareille.
– Elle n'est plus du tout une Juive ni rien, Monsieur Hamil, elle a seulement mal partout. Et vous êtes tellement vieux vous-même que c'est maintenant à Allah de penser à vous et pas vous à Allah. Vous êtes allé Le voir à La Mecque, maintenant c'est à Lui de se déranger. Pourquoi ne pas vous marier à quatre-vingt-cinq ans, quand vous risquez plus rien?
– Et que ferions-nous quand nous serions mariés?
– Vous avez de la peine l'un pour l'autre, merde. C'est pour ça que tout le monde se marie.
– Je suis beaucoup trop vieux pour me marier, disait Monsieur Hamil, comme s'il n'était pas trop vieux pour tout.
Je n'osais plus regarder Madame Rosa, tellement elle se détériorait. Les autres mômes s'étaient fait retirer, et quand il y avait une mère pute qui venait pour discuter pension, elle voyait bien que la Juive était en ruine et elle voulait pas lui laisser son môme. Le plus terrible, c'est que Madame Rosa se maquillait de plus en plus rouge et des fois elle faisait du racolage avec ses yeux et des trucs avec ses lèvres, comme si elle était encore sur le trottoir. Alors là c'était trop, je ne voulais pas voir ça. Je descendais dans la rue et je traînais dehors toute la journée et Madame Rosa restait toute seule à racoler personne, avec ses lèvres très rouges et ses petites mines. Parfois je m'asseyais sur le trottoir et je faisais reculer le monde comme dans la salle de doublage mais encore plus loin. Les gens sortaient des portes et je les faisais rentrer à reculons et je me mettais sur la chaussée et j'éloignais les voitures et personne ne pouvait m'approcher. Je n'étais pas dans ma forme olympique, quoi.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Je vous ai parlé de Madame Lola, qui habitait au quatrième et qui se défendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller, car elle avait une voiture, elle venait souvent nous donner un coup de main. Elle n'avait que trente-cinq ans et avait encore beaucoup de succès devant elle. Elle nous apportait du chocolat, du saumon fumé et du Champagne parce que ça coûtait cher et c'est pourquoi les personnes qui se défendent avec leur cul ne mettent jamais de l'argent de côté. C'était le moment où la rumeur d'Orléans disait que les travailleurs nord-africains avaient le choléra qu'ils allaient chercher à La Mecque et la première chose que Madame Lola faisait toujours était de se laver les mains. Elle avait horreur du choléra, qui n'était pas hygiénique et aimait la saleté. Moi je connais pas le choléra mais je pense que ça peut pas être aussi dégueulasse que Madame Lola le disait, c'était une maladie qui n'était pas responsable. Des fois même j'avais envie de défendre le choléra parce que lui au moins c'est pas sa faute s'il est comme ça, il a jamais décidé d'être le choléra, ça lui est venu tout seul.
Madame Lola circulait en voiture toute la nuit au bois de Boulogne et elle disait qu'elle était le seul Sénégalais dans le métier et qu'elle plaisait beaucoup car lorsqu'elle s'ouvrait elle avait à la fois des belles niches et un zob. Elle avait nourri ses niches artificiellement comme des poulets. Elle était tellement trapue à cause de son passé de boxeur qu'elle pouvait soulever une table en la tenant par un pied mais ce n'est pas pour ça qu'on la payait. Je l'aimais bien, c'était quelqu'un qui ne ressemblait à rien et n'avait aucun rapport. J'ai vite compris qu'elle s'intéressait à moi pour avoir des enfants que dans son métier elle ne pouvait pas avoir, vu qu'il lui manquait le nécessaire. Elle portait une perruque blonde et des seins qui sont très recherchés chez les femmes et qu'elle nourrissait tous les jours avec des hormones et se tortillait en marchant sur ses hauts talons en faisant des gestes pédés pour ameuter les clients, mais c'était vraiment une personne pas comme tout le monde et on se sentait en confiance. Je ne comprenais pas pourquoi les gens sont toujours classés par cul et qu'on en fait de l'importance, alors que ça ne peut pas vous faire de mal. Je lui faisais un peu la cour car on avait vachement besoin d'elle, elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote, goûtant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir, avec ses boucles d'oreilles qui se balançaient et en se dandinant sur ses hauts talons. Elle disait que quand elle était jeune au Sénégal elle avait battu Kid Govella en trois reprises mais qu'elle avait toujours été malheureuse comme homme. Je lui disais «Madame Lola vous êtes comme rien et personne» et ça lui faisait plaisir, elle me répondait «Oui, mon petit Momo, je suis une créature de rêve» et c'était vrai, elle ressemblait au clown bleu ou à mon parapluie Arthur, qui étaient très différents aussi. «Tu verras, mon petit Momo, quand tu seras grand, qu'il y a des marques extérieures de respect qui ne veulent rien dire, comme les couilles, qui sont un accident de la nature.» Madame Rosa était assise dans son fauteuil et elle la priait de faire attention, j'étais encore un enfant. Non, vraiment, elle était sympa car elle était complètement à l'envers et n'était pas méchante. Lorsqu'elle se préparait à sortir le soir avec sa perruque blonde, ses hauts talons et ses boucles d'oreilles et son beau visage noir avec des traces de boxeur, le pull blanc qui était bon pour les seins, une écharpe rosé autour du cou à cause de la pomme d'Adam qui est très mal vue chez les travestites, sa jupe fendue sur le côté et des jarretières, c'était vraiment pas vrai, quoi. Parfois elle disparaissait un jour ou deux à Saint-Lazare et elle revenait épuisée avec son maquillage n'importe comment et elle se couchait et prenait un somnifère parce que ce n'est pas vrai qu'on finit par s'habituer à tout. Une fois la police est venue chez elle pour chercher de la drogue mais c'était injuste, des copines qui étaient jalouses l'avaient calomniée. Je vous parle ici du temps quand Madame Rosa pouvait parler et avait toute sa tête, sauf parfois, quand elle s'interrompait au milieu et restait à regarder la bouche ouverte tout droit devant elle, avec l'air de ne pas savoir qui elle était, où elle était et ce qu'elle faisait là. C'est ce que le docteur Katz appelait l'état d'habitude. Chez elle c'était beaucoup plus fort que chez tout le monde et ça la reprenait régulièrement, mais elle faisait encore très bien sa carpe à la juive. Madame Lola venait chaque jour aux nouvelles et lorsque le bois de Boulogne marchait bien, elle nous donnait de l'argent. Elle était très respectée dans le quartier et ceux qui se permettaient prenaient sur la gueule.
Je ne sais pas ce qu'on serait devenu au sixième s'il n'y avait pas les cinq autres étages où il y avait des locataires qui ne cherchaient pas à se nuire. Ils n'avaient jamais dénoncé Madame Rosa à la police quand elle avait chez elle jusqu'à dix enfants de putes qui faisaient du bordel dans l'escalier.
Il y avait même un Français au deuxième qui se conduisait comme s'il n'était pas chez lui du tout. Il était grand, sec avec une canne et vivait là tranquillement sans se faire remarquer. Il avait appris que Madame Rosa se détériorait, et un jour il est monté les quatre étages qu'on avait de plus que lui et il a frappé à la porte. Il est entré, il a salué Madame Rosa, madame, je vous présente mes respects, il s'est assis, en tenant son chapeau sur ses genoux, très droit, la tête haute, et il a sorti de sa poche une enveloppe avec un timbre et son nom écrit dessus en toutes lettres.
– Je m'appelle Louis Charmette, comme ce nom l'indique. Vous pouvez lire vous-même. C'est une lettre de ma fille qui m'écrit une fois par mois.
Il nous montrait la lettre avec son nom écrit dessus, comme pour nous prouver qu'il en avait encore un.
– Je suis retraité de la S.N.C.F., cadre administratif. J'ai appris que vous étiez souffrante après vingt ans passés dans le même immeuble, et j'ai voulu profiter de l'occasion.
Je vous ai dit que Madame Rosa, en dehors même de sa maladie, avait beaucoup vécu et que ça lui donnait des sueurs froides. Elle en a encore plus quand il y a quelque chose qu'elle comprenait de moins en moins, et c'est toujours le cas quand on vieillit et que ça s'accumule. Alors ce Français qui s'était dérangé et qui était monté quatre étages pour la saluer lui a fait un effet définitif, comme si ça voulait dire qu'elle allait mourir et que c'était le représentant officiel. Surtout que cet individu était habillé très correctement, avec un costume noir, une chemise et une cravate. Je ne pense pas que Madame Rosa avait envie de vivre mais elle avait pas envie de mourir non plus, je pense que c'était ni l'un ni l'autre, elle s'était habituée. Moi je crois qu'il y a mieux que ça à faire.
Ce Monsieur Charmette était très important et grave dans la façon dont il était assis tout droit et immobile et Madame Rosa avait peur. Ils ont eu un long silence entre eux et après, ils n'ont rien trouvé à se dire. Si vous voulez mon avis, ce Monsieur Charmette était monté parce que lui aussi était seul et qu'il voulait consulter Madame Rosa pour s'associer. Quand on a un certain âge, on devient de moins en moins fréquenté, sauf si on a des enfants et que la loi de la nature les oblige. Je crois qu'ils se faisaient peur tous les deux et qu'ils se regardaient comme pour dire après vous non après vous je vous en prie. Monsieur Charmette était plus vieux que Madame Rosa mais il faisait sec et la Juive débordait de tous les côtés et la maladie avait chez elle beaucoup plus de place. C'est toujours plus dur pour une vieille femme qui a dû être aussi juive que pour un employé de la S.N.C.F.