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Elle était assise dans son fauteuil avec un éventail à la main qu'elle avait gardé de son passé, quand on lui faisait des cadeaux pour femmes et ne savait pas quoi dire tellement elle était frappée. Monsieur Charmette la regardait tout droit avec son chapeau sur les genoux, comme s'il était venu la chercher et la Juive avait la tête qui tremblait et elle suait de peur. C'est quand même marrant de s'imaginer que la mort peut entrer et s'asseoir, le chapeau sur les genoux et vous regarder dans les yeux pour vous dire que cest l'heure. Moi je voyais bien que c'était seulement un Français qui manquait de compatriotes et qui avait sauté sur l'occasion de signaler sa présence quand la nouvelle que Madame Rosa n'allait plus jamais descendre s'est répandue dans l'opinion publique jusqu'à l'épicerie tunisienne de Monsieur Keibali où toutes les nouvelles se réunissent.

Ce Monsieur Charmette avait un visage déjà ombragé, surtout autour des yeux qui sont les premiers à se creuser et vivent seuls dans leur arrondissement avec une expression de pourquoi, de quel droit, qu'est-ce qui m'arrive. Je me souviens très bien de lui, je me souviens comment il était assis tout droit en face de Madame Rosa, avec son dos qu'il ne pouvait plus plier à cause des lois du rhumatisme qui augmente avec l'âge, surtout lorsque les nuits sont fraîches, ce qui est souvent le cas hors saison. Il avait entendu dans l'épicerie que Madame Rosa n'en avait plus pour longtemps et qu'elle était atteinte dans ses organes principaux qui n'étaient plus d'utilité publique, et il devait croire qu'une telle personne pouvait le comprendre mieux que celles qui sont encore intégrales et il était monté. La Juive était paniquée, c'était la première fois qu'elle recevait un Français catholique tout droit qui se taisait en face d'elle. Ils se sont tus encore un moment et encore et puis Monsieur Charmette s'est ouvert un peu, et il s'est mis à parler sévèrement à Madame Rosa de tout ce qu'il avait fait dans sa vie pour les chemins de fer français, et c'était quand même beaucoup pour une vieille Juive dans un état très avancé et qui allait ainsi de surprise en surprise. Ils avaient peur, tous les deux, car ce n'est pas vrai que la nature fait bien les choses. La nature, elle fait n'importe quoi à n'importe qui et elle ne sait même pas ce qu'elle fait, quelquefois ce sont des fleurs et des oiseaux et quelquefois, c'est une vieille Juive au sixième étage qui ne peut plus descendre. Ce Monsieur Charmette me faisait pitié, car on voyait bien que pour lui aussi c'était rien et personne, malgré sa sécurité sociale. Moi je trouve que ce sont surtout les articles de premières nécessité qui manquent.

C'est pas la faute des vieux s'ils sont toujours attaqués à la fin et je suis pas tellement chaud pour les lois de la nature.

C'était quelque chose d'écouter Monsieur Charmette qui parlait des trains, des gares et des heures de départ, comme s'il espérait pouvoir encore se tirer en prenant le bon train au bon moment et en trouvant une correspondance, alors qu'il savait très bien qu'il était déjà arrivé et qu'il lui restait plus qu'à descendre.

Ils ont duré comme ça un bon moment et je m'inquiétais pour Madame Rosa, car je voyais qu'elle était complètement affolée par une visite d'une telle importance, comme si on était venu lui rendre les derniers honneurs.

J'ai ouvert pour Monsieur Charmette la boîte de chocolats que Madame Lola nous avait donnée mais il n'y a pas touché, car il avait des organes qui lui interdisaient le sucre. Il est finalement redescendu au deuxième étage et sa visite n'a rien arrangé du tout, Madame Rosa voyait que les gens devenaient de plus en plus gentils avec elle et ce n'est jamais bon signe.

Madame Rosa avait maintenant des absences de plus en plus prolongées et elle passait parfois des heures entières sans rien sentir. Je pensais à la pancarte que Monsieur Reza le cordonnier mettait pour dire qu'en cas d'absence, il fallait s'adresser ailleurs, mais je n'ai jamais su à qui je pouvais m'adresser, car il y en a même qui attrapent le choléra à La Mecque. Je m'asseyais sur le tabouret à côté d'elle, je lui prenais la main et j'attendais son retour.

Madame Lola nous aidait de son mieux. Elle revenait du bois de Boulogne complètement crevée après les efforts qu'elle avait faits dans sa spécialité et dormait parfois jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Le soir elle montait chez nous pour donner un coup de main. On avait encore de temps en temps des pensionnaires mais pas assez pour vivre et Madame Lola disait que le métier de pute se perdait à cause de la concurrence gratuite. Les putes qui sont pour rien ne sont pas persécutées par la police, qui s'attaque seulement à celles qui valent quelque chose. On a eu un cas de chantage quand un proxynète qui était un vulgaire maquereau a menacé de dénoncer un enfant de pute à l'Assistance, avec déchéance paternelle pour prostitution, si elle refusait d'aller à Dakar, et on a gardé le môme pendant dix jours – Jules, il s'appelait, comme c'est pas permis – et après ça s'est arrangé, parce que Monsieur N'Da Amédée s'en est occupé. Madame Lola faisait le ménage et aidait Madame Rosa à se tenir propre. Je ne vais pas lui jeter des fleurs, mais j'ai jamais vu un Sénégalais qui aurait fait une meilleure mère de famille que Madame Lola, c'est vraiment dommage que la nature s'y est opposée. Il a été l'objet d'une injustice, et il y avait là des mômes heureux qui se perdaient. Elle n'avait même pas le droit d'en adopter car les travestîtes sont trop différentes et ça, on ne vous ïe pardonne jamais. Madame Lola en avait parfois gros sur la patate.

Je peux vous dire que tout l'immeuble a bien réagi à la nouvelle de la mort de Madame Rosa qui allait se produire au moment opportun, quand tous ses organes allaient conjuguer leurs efforts dans ce sens. Il y avait les quatre frères Zaoum, qui étaient déménageurs et les hommes les plus forts du quartier pour les pianos et les armoires et je les regardais toujours avec admiration, parce que j'aurais aimé être quatre, moi aussi. Ils sont venus nous dire qu'on pouvait compter sur eux pour descendre et remonter Madame Rosa chaque fois qu'elle aura envie de faire quelques pas dehors. Le dimanche, qui est un jour où personne ne déménage, ils ont pris Madame Rosa, ils l'ont descendue comme un piano, ils l'ont installée dans leur voiture et on est allé sur la Marne pour lui faire respirer le bon air. Elle avait toute sa tête, ce jour-là, et elle a même commencé à faire des projets d'avenir, car elle ne voulait pas être enterrée religieusement. J'ai d'abord cru que cette Juive avait peur de Dieu et elle espérait qu'en se faisant enterrer sans religion, elle allait y échapper. Ce n'était pas ça du tout. Elle n'avait pas peur de Dieu, mais elle disait que c'était maintenant trop tard, ce qui est fait est fait et Il n'avait plus à venir lui demander pardon. Je crois que Madame Rosa, quand elle avait toute sa tête, voulait mourir pour de bon et pas du tout comme s'il y avait encore du chemin à faire après.

En revenant, les frères Zaoum lui ont fait faire un tour aux Halles, rue Saint-Denis, rue de Fourcy, rue Blondel, rue de la Truanderie et elle a été émue, surtout quand elle a vu rue de Provence le petit hôtel quand elle était jeune et qu'elle pouvait faire les escaliers quarante fois par jour. Elle nous a dit que ça lui faisait plaisir de revoir les trottoirs et les coins où elle s'était défendue, elle sentait qu'elle avait bien rempli son contrat. Elle souriait, et je voyais que ça lui avait remonté le moral. Elle s'est mise à parler du bon vieux temps, elle disait que c'était l'époque la plus heureuse de sa vie. Quand elle s'était arrêtée à cinquante ans passés, elle avait encore des clients réguliers, mais elle trouvait qu'à son âge, ce n'était plus esthétique et c'est comme ça qu'elle avait pris la décision de se reconvertir. On s'est arrêté rue Frochot pour boire un verre et Madame Rosa a mangé un gâteau. Après, on est rentré à la maison et les frères Zaoum l'ont portée au sixième étage comme une fleur et elle était tellement enchantée de cette promenade qu'elle semblait avoir rajeuni de quelques mois. A la maison, il y avait Moïse qui était venu nous voir, assis devant la porte. Je lui ai dit salut et je l'ai laissé avec Madame Rosa qui était en forme. Je suis descendu au café en bas pour voir un copain qui m'avait promis un blouson en cuir qui venait d'un vrai stock américain et pas de la frime, mais il n'était pas là. Je suis resté un moment avec Monsieur Hamil qui était en bonne santé. Il était assis au-dessus de sa tasse de café vide et il souriait tranquillement au mur en face.

– Monsieur Hamil, ça va?

– Bonjour, mon petit Victor, je suis content de t'entendre.

– Bientôt, on trouvera des lunettes pour tout, Monsieur Hamil, vous pourrez voir de nouveau.

– Il faut croire en Dieu.

– Il y aura un jour des lunettes formidables comme il n'y en a jamais eu et on pourra vraiment voir, Monsieur Hamil.

– Eh bien, mon petit Victor, gloire à Dieu, car c'est Lui qui m'a permis de vivre si vieux.

– Monsieur Hamil, je ne m'appelle pas Victor. Je m'appelle Mohammed. Victor, c'est l'autre ami que vous avez.

Il parut étonné.

– Mais bien sûr, mon petit Mohammed… Tawa kkaltou'ala al Hayy elladri là iamoût… J'ai placé ma confiance dans le Vivant qui ne meurt pas… Comment t'ai-je appelé, mon petit Victor?

Hé merde.

– Vous m'avez appelé Victor.

– Comment ai-je pu? Je te demande pardon.

– Oh, ce n'est rien, rien du tout, un nom en vaut un autre, ça ne fait rien. Comment ça va, depuis hier?

Il parut préoccupé. Je voyais qu'il faisait un gros effort pour se rappeler, mais tous ses jours étaient exactement pareils depuis qu'il ne passait plus sa vie à vendre des tapis du matin au soir, alors ça faisait du blanc sur blanc dans sa tête. Il gardait sa main droite sur un petit Livre usé où Victor Hugo avait écrit et le Livre devait être très habitué à sentir cette main qui s'appuyait sur lui, comme c'est souvent avec les aveugles quand on les aide à traverser.

– Depuis hier, tu me demandes?