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~ Hier ou aujourd'hui, Monsieur Hamil, ça ne fait rien, c'est seulement du temps qui passe.

– Eh bien, aujourd'hui, je suis resté toute la journée ici, mon petit Victor…

Je regardais le Livre, mais j'avais rien à dire, ça faisait des années qu'ils étaient ensemble.

– Un jour j'écrirai un vrai livre moi aussi, Monsieur Hamil. Avec tout dedans. Qu'est-ce qu'il a fait de mieux, Monsieur Victor Hugo?

Monsieur Hamil regardait très loin et souriait. Sa main bougeait sur le Livre comme pour caresser. Les doigts tremblaient.

– Ne me pose pas trop de questions, mon petit…

– Mohammed.

– … Ne me pose pas trop de questions, je suis un peu fatigué aujourd'hui.

J'ai pris le Livre et Monsieur Hamil l'a senti et il est devenu inquiet. J'ai regardé le titre et je lui ai rendu. J'ai mis sa main dessus.

– Voilà, Monsieur Hamil, il est là, vous pouvez le sentir.

Je voyais ses doigts qui touchaient le Livre.

– Tu n'es pas un enfant comme les autres, mon petit Victor. Je l'ai toujours su.

– Un jour, j'écrirai les misérables, moi aussi, Monsieur Hamil. Il y aura quelqu'un pour vous ramener chez vous, tout à l'heure?

– Inch 'Allah. Il y a sûrement quelqu'un, car je crois en Dieu, mon petit Victor.

J'en avais un peu marre parce qu'il n'y en avait que pour l'autre.

– Racontez-moi quelque chose. Monsieur Hamil. Racontez-moi comment vous avez fait votre grand voyage à Nice, quand vous aviez quinze ans.

Il se taisait.

– Moi? J'ai fait un grand voyage à Nice?

– Quand vous étiez tout jeune.

– Je ne me souviens pas. Je ne me souviens pas du tout.

– Hé bien, je vais vous raconter. Nice, c'est une oasis au bord de la mer, avec des forêts de mimosas et des palmiers et il y a des princes russes et anglais qui se battent avec des fleurs. Il y a des clowns qui dansent dans les rues et des confetti qui tombent du ciel et n'oublient personne. Un jour, j'irai à Nice, moi aussi, quand je serai jeune.

– Comment, quand tu seras jeune? Tu es vieux? Quel âge as-tu, mon petit? Tu es bien le petit Mahommed, n'est-ce pas?

– Ah ça, personne n'en sait rien et mon âge non plus. Je n'ai pas été daté. Madame Rosa dit que j'aurais jamais d'âge à moi parce que je suis différent et que je ne ferai jamais autre chose que Ça, être différent. Vous vous souvenez de Madame Rosa? Elle va bientôt mourir.

Mais Monsieur Hamil s'était perdu à l'intérieur parce que la vie fait vivre les gens sans faire tellement attention à ce qui leur arrive. Il y avait dans l'immeuble en face une dame, Madame Ha-laoui, qui venait le chercher avant la fermeture et qui le mettait dans son lit parce qu'elle non plus n'avait personne. Je ne sais même pas s'ils se connaissaient ou si c'était pour ne pas être seuls. Elle avait un étalage de cacahuètes à Barbes et son père aussi, quand il était vivant. Alors j'ai dit:

– Monsieur Hamil, Monsieur Hamil! comme ça, pour lui rappeler qu'il y avait encore quelqu'un qui l'aimait et qui connaissait son nom et qu'il en avait un.

Je suis resté un bon moment avec lui en laissant passer le temps, celui qui va lentement et qui n'est pas français. Monsieur Hamil m'avait souvent dit que te temps vient lentement du désert avec ses caravanes de chameaux et qu'il n'était pas pressé car il transportait l'éternité. Mais c'est toujours plus joli quand on le raconte que lorsqu'on le regarde sur le visage d'une vieille personne qui se fait voler chaque jour un peu plus et si vous voulez mon avis, le temps, c'est du côté des voleurs qu'il faut le chercher.

Le propriétaire du café que vous connaissez sûrement, car c'est Monsieur Driss, est venu nous jeter un coup d'œil. Monsieur Hamil avait parfois besoin de pisser et il fallait le conduire aux W.-C. avant que les choses se précipitent. Mais il ne faut pas croire que Monsieur Hamil n'était plus responsable et qu'il ne valait plus rien. Les vieux ont la même valeur que tout le monde, même s'ils diminuent. Ils sentent comme vous et moi et parfois même ça les fait souffrir encore plus que nous parce qu'ils ne peuvent plus se défendre. Mais ils sont attaqués par la nature, qui peut être une belle salope et qui les fait crever à petit feu. Chez nous, c'est encore plus vache que dans la nature, car il est interdit d'avorter les vieux quand la nature les étouffe lentement et qu'ils ont les yeux qui sortent de la tête. Ce n'était pas le cas de Monsieur Hamil, qui pouvait encore vieillir beaucoup et mourir peut-être à cent dix ans et même devenir champion du monde. Il avait encore toute sa responsabilité et disait «pipi» quand il fallait et avant que ça arrive et Monsieur Driss le prenait par le coude dans ces conditions et le conduisait lui-même aux W.-C. Chez les Arabes, quand un homme est très vieux et qu'il va être bientôt débarrassé, on lui témoigne du respect, c'est autant de gagné dans les comptes de Dieu et il n'y a pas de petits bénéfices. C'était quand même triste pour Monsieur Hamil d'être conduit pour pisser et je les ai laissés là car moi je trouve qu'il faut pas chercher la tristesse.

J'étais encore dans l'escalier quand j'ai entendu Moïse qui pleurait et j'ai monté les marches au galop en pensant qu'il est peut-être arrivé malheur à Madame Rosa. Je suis entré et là j'ai cru d'abord que c'était pas vrai. J'ai même fermé les yeux pour mieux les ouvrir ensuite.

La promenade en auto de Madame Rosa dans tous les coins où elle s'était défendue lui avait fait un effet miraculeux et tout son passé s'est ranimé dans sa tête. Elle était à poil au milieu de la pièce, en train de s'habiller pour aller au boulot, comme lorsqu'elle se défendait encore. Bon moi j'ai rien vu dans ma vie et j'ai pas tellement le droit de dire ce qui est effrayant et ce qui ne l'est pas plus qu'autre chose, mais je vous jure que Madame Rosa à poil, avec des bottes de cuir et des culottes noires en dentelles autour du cou, parce qu'elle s'était trompée de côté, et des niches comme ça dépasse l'imagination, qui étaient couchées sur le ventre, je vous jure que c'est quelque chose qu'on peut pas voir ailleurs, même si ça existe. Par-dessus le marché, Madame Rosa essayait de remuer le cul comme dans un sex-shop, mais comme chez elle, le cul dépassait les possibilités humaines… siyyid! Je crois que c'était la première fois que j'ai murmuré une prière, celle pour les mahboûl, mais elle a continué à se tortiller avec un petit sourire coquin et une chatte comme je ne le souhaite à personne.

Je comprenais bien que c'était chez elle l'effet du choc récapitulatif qu'elle avait reçu en voyant les endroits où elle avait été heureuse, mais des fois ça n'arrange rien de comprendre, au contraire. Elle était tellement maquillée qu'elle paraissait encore plus nue ailleurs et faisait avec ses lèvres des petits mouvements en cul de poule absolument dégueulasses. Moïse était dans un coin en train de hurler, mais moi j'ai seulement dit «Madame Rosa, Madame Rosa» et je me suis précipité dehors, j'ai dégringolé l'escalier et je me suis mis à courir. Ce n'était pas pour me sauver, ça n'existe pas, c'était seulement pour ne plus être là.

J'ai couru un bon coup et quand ça m'a soulagé, je me suis assis dans le noir sous une porte cochère, derrière des poubelles qui attendaient leur tour. J'ai pas chialé, parce que c'était même plus la peine. J'ai fermé les yeux, j'ai caché mon visage contre mes genoux tellement j'avais honte, j'ai attendu un moment et puis j'ai fait venir un flic. C'était le plus fort flic que vous pouvez imaginer. Il était des millions de fois plus gonflé que tous les autres et il avait encore plus de forces armées pour faire régner la sécurité. Il avait même des chars blindés à sa disposition et avec lui je n'avais plus rien à craindre car il allait assurer mon autodéfense. Je sentais que je pouvais être tranquille, qu'il prenait la responsabilité. Il m'a mis son bras tout-puissant autour des épaules paternellement, et il m'a demandé si j'avais des blessures à la suite des coups que j'avais reçus. Je lui ai dit que oui mais que ça sert à rien d'aller à l'hôpital. Il est resté un bon moment, une main sur mon épaule, et je sentais qu'il allait s'occuper de tout et qu'il allait être comme un père pour moi. Je me sentais mieux et je commençais à comprendre que la meilleure chose pour moi, c'est d'aller vivre là où ce n'est pas vrai. Monsieur Hamil quand il était encore avec nous m'a toujours dit que c'étaient les poètes qui assuraient l'autre monde et brusquement, j'ai souri, je me suis rappelé qu'il m'avait appelé Victor, c'était peut-être Dieu qui me promettait. Après, j'ai vu des oiseaux blancs et rosés, tous gonflables et avec une ficelle au bout pour partir avec eux très loin et je me suis endormi.

J'ai dormi un bon coup et après je suis allé au café du coin rue Bisson où c'est très noir, à cause des trois foyers africains qu'ils ont à côté. En Afrique, c'est complètement différent, ils ont là-bas des tribus et quand vous faites partie d une tribu, c'est comme s'il y avait une société, une grande famille. Il y avait là Monsieur Aboua dont je ne vous ai rien dit encore parce que je ne peux pas tout vous dire et c'est pourquoi je le mentionne maintenant, il ne parle même pas français et il faut bien que quelqu'un parle à sa place pour le signaler. Je suis resté là un bon moment avec Monsieur Aboua, qui nous vient d'Ivoire. On se tenait par la main et on s'est bien marré ensemble, j'avais dix ans et lui vingt et c'était une différence qui lui faisait plaisir et à moi aussi. Le patron, Monsieur Soko, m'a dit de ne pas rester trop longtemps, il ne voulait pas avoir des ennuis avec la protection de mineurs et un môme de dix ans, ça risquait de lui faire des histoires à cause des drogués, car c'est la première chose à laquelle on pense quand on voit un môme. En France les mineurs sont très protégés et on les met en prison quand personne rie s'en occupe.

Monsieur Soko a lui-même des enfants qu'il a laissés en Ivoire, parce qu'il a là-bas plus de femmes qu'ici. Je savais bien que je n'avais pas le droit de traîner dans un débit d'ivresse publique sans mes parents mais je vous le dis très franche-ment, je n'avais pas envie de revenir à la maison. L état dans lequel j'avais laissé Madame Rosa me donnait encore la chair de poule, rien qu'à y penser. C'était déjà terrible de la voir mourir peu à peu sans connaissance de cause, mais à poil avec un sourire cochon, ses quatre-vingt-quinze kilos qui attendent le client et un cul qui n'a plus rien d'humain, c'était quelque chose qui exigeait des lois pour mettre fin à ses souffrances. Vous savez, tout le monde parle de défendre les lois de la nature, mais moi je suis plutôt pour les pièces de rechange. De toute façon, on ne peut pas faire sa vie au bistro et je suis remonté chez nous, en me disant pendant tout l'escalier que Madame Rosa était peut-être morte et qu'il n'y avait donc plus personne pour souffrir.