Je ne savais plus quoi faire. On n'avait pas d'argent et je n'avais pas l'âge qu'il faut pour échapper à la loi contre les mineurs. Je faisais plus grand que dix ans et je savais que je plaisais aux putes qui n'ont personne mais la police était vache pour les proxynètes et j'avais peur des Yougoslaves qui sont terribles pour la concurrence.
Moïse a essayé de me remonter le moral en me disant que la famille juive qui l'avait pris en charge lui donnait toute satisfaction et que je pouvais me démerder pour trouver quelqu'un moi aussi. Il est parti en promettant de revenir tous les jours pour me donner un coup de main. Il fallait torcher Madame Rosa qui ne pouvait plus se défendre toute seule. Même lorsqu'elle avait toute sa tête elle avait des problèmes de ce côté, Elle avait tellement de fesses que sa main n'arrivait pas jusqu'au bon endroit. Ça la gênait beaucoup qu'on la torche, à cause de sa féminité mais que voulez-vous. Moïse est revenu comme il a promis et c'est là qu'on a eu cette catastrophe nationale dont j'ai eu l'honneur et qui m'a vieilli d'un seul coup.
C'était le lendemain du jour où l'aîné des Zaoum nous avait apporté un kilo de farine, de l'huile et de la viande à frire en boulettes, car il y avait pas mal de personnes qui montraient leur bon côté depuis que Madame Rosa s'était détériorée. J'ai marqué ce jour-là d'une pierre blanche parce que c'était une jolie expression.
Madame Rosa allait mieux dans ses hauts et ses bas. Parfois elle se fermait complètement et parfois elle restait ouverte. Un jour je remercierai tous les locataires qui nous ont aidés, comme Monsieur Waloumba, qui avalait le feu boulevard Saint-Michel pour intéresser les passants à son cas et qui est monté faire un très joli numéro devant Madame Rosa dans l'espoir de susciter son attention.
Monsieur Waloumba est un Noir du Cameroun qui était venu en France pour la balayer. Il avait laissé toutes ses femmes et ses enfants dans son pays pour des raisons économiques. Il avait un talent olympique pour avaler le feu et il consacrait ses heures supplémentaires à cette tâche. Il était mal vu par la police parce qu'il sollicitait des attroupements, mais il avait un permis d'avaler le feu qui était irréprochable. Lorsque je voyais que Madame Rosa commençait à avoir l'œil vide, la bouche ouverte, et qu'elle restait là à baver dans l'autre monde, je courais vite chercher Monsieur Waloumba qui partageait un domicile légal avec huit autres personnes de sa tribu dans une chambre qui leur était concédée au cinquième étage. S'il était là, il montait tout de suite avec sa torche allumée et se mettait à cracher le feu devant Madame Rosa. Ce n'était pas seulement pour intéresser une personne malade aggravée par la tristesse, mais pour lui faire un traitement de choc car le docteur Katz disait que beaucoup de personnes sont améliorées par ce traitement à l'hôpital où on leur allume brusquement l'électricité dans ce but. Monsieur Waloumba était aussi de cet avis, il disait que les vieilles personnes retrouvent souvent la mémoire quand on leur fait peur et il avait même guéri un sourd-muet comme ça en Afrique. Les vieux tombent souvent dans une tristesse encore plus grande quand on les met à l'hôpital pour toujours, le docteur Katz dit que cet âge est sans pitié et qu'à partir de soixante-cinq ans soixante-dix ans ça n'intéresse personne. On a passé donc des heures et des heures à essayer de faire très peur à Madame Rosa pour que son sang fasse un tour. Monsieur Waloumba est terrible quand il avale le feu et que celui-ci lui sort en flammes de l'intérieur et monte jusqu'au plafond, mais Madame Rosa était dans une de ses périodes creuses qu'on appelle léthargie, quand on se fout de tout et il n'y avait pas moyen de la frapper. Monsieur Waloumba a vomi des flammes devant elle pendant une demi-heure mais elle avait l'œil rond et frappé de stupeur comme si elle était déjà une statue que rien ne peut toucher et qu'on fait en bois ou en pierre exprès pour ça. Il a essayé encore une fois et comme il faisait des efforts, Madame Rosa est brusquement sortie de son état et quand elle a vu un nègre le torse nu qui crachait le feu devant elle, elle a poussé un tel hurlement que vous ne pouvez pas imaginer. Elle a même voulu s'enfuir et on a dû l'empêcher. Après elle a plus rien voulu savoir et elle a défendu qu'on avale le feu chez elle. Elle ne savait pas qu'elle était gaga, elle croyait qu'elle avait fait un petit somme et qu'on l'avait réveillée. On ne pouvait pas lui dire.
Une autre fois, Monsieur Waloumba est allé chercher cinq copains qui étaient tous ses tribuns et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour essayer de chasser les mauvais esprits qui s'attaquent à certaines personnes dès qu'ils ont un moment de libre. Les frères de Monsieur Waloumba étaient très connus à Belleville où on venait les chercher pour cette cérémonie, quand il y avait des malades qui pouvaient recevoir des soins à domicile. Monsieur Driss au café méprisait ce qu'il appelait des «pratiques», il se moquait et disait que Monsieur Waloumba et ses frères de tribu faisaient de la médecine au noir.
Monsieur Waloumba et les siens sont montés chez nous un soir quand Madame Rosa n'était pas là et se tenait assise l'œil rond dans son fauteuil. Ils étaient à moitié nus et décorés de plusieurs couleurs, avec des visages peints comme quelque chose de terrible pour faire peur aux démons que les travailleurs africains amènent avec eux en France. Il y en a eu deux qui se sont assis par terre avec leurs tambours à main et les trois autres se sont mis à danser autour de Madame Rosa dans son fauteuil. Monsieur Waloumba jouait d'un instrument de musique spécial à cet usage et pendant toute la nuit c'était vraiment ce qu'on pouvait voir de meilleur à Belleville. Ça n'a rien donné du tout parce que ça ne prend pas sur les Juifs et Monsieur Waloumba nous a expliqué que c'était une question de religion. Il pensait que la religion de Madame Rosa se défendait et la rendait impropre à la guérison. Moi ça m'étonnait beaucoup parce que Madame Rosa était dans un tel état qu'on ne voyait pas du tout où la religion pouvait se mettre.
Si vous voulez mon avis, à partir d'un moment même les Juifs ne sont plus des Juifs, tellement ils sont plus rien. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre mais ça n'a pas d'importance parce que si on comprenait, ce serait sûrement quelque chose d'encore plus dégueulasse.
Un peu plus tard, les frères de Monsieur Waloumba ont commencé à être découragés car Madame Rosa se foutait de tout dans son état et Monsieur Waloumba m'a expliqué que les mauvais esprits obstruaient toutes ses issues et les efforts n'arrivaient pas jusqu'à elle. On s'est tous assis par terre autour de la Juive et on a goûté un moment de repos car en Afrique ils sont beaucoup plus nombreux qu'à Belleville et ils peuvent se relayer par équipes autour des mauvais esprits comme chez Renault. Monsieur Waloumba est allé chercher des eaux-fortes et des œufs de poule et on a saucissonné autour de Madame Rosa qui avait un regard comme si elle l'avait perdu et qu'elle le cherchait partout.
Monsieur Waloumba, pendant qu'on se régalait, nous a expliqué que dans son pays il était beaucoup plus facile de respecter les vieux et de s'occuper d'eux pour les adoucir que dans une grande ville comme Paris où il y a des milliers de rues, d'étages, de trous et d'endroits où on les oublie et on ne peut pas utiliser l'armée pour les chercher partout où ils étaient car l'armée est pour s'occuper des jeunes. Si l'armée passait son temps à s'occuper des vieux, ce serait plus l'armée française. Il m'a dit que les nids de vieux, il y en a pour ainsi dire des dizaines de milliers dans les villes et à la campagne, mais il n'y a personne pour donner des renseignements qui permettraient de les trouver, et c'est l'ignorance. Un vieux ou une vieille dans un grand et beau pays comme la France, ça fait de la peine à voir et les gens ont déjà assez de soucis comme ça. Les vieux et les vieilles ne servent plus à rien et ne sont plus d'utilité publique, alors on les laisse vivre. En Afrique, ils sont agglomérés par tribus où les vieux sont très recherchés, à cause de tout ce qu'ils peuvent faire pour vous quand ils sont morts. En France il n'y a pas de tribus à cause de l'égoïsme. Monsieur Waloumba dit que la France a été complètement détribalisée et que c'est pour ça qu'il y a des bandes armées qui se serrent les coudes et essaient de faire quelque chose. Monsieur Waloumba dit que les jeunes ont besoin de tribus car sans ça ils deviennent une goutte d'eau à la mer et ça les rend dingues. Monsieur Waloumba dit que tout devient tellement grand que c'est même pas la peine de compter avant mille. C'est pourquoi les petits vieux et les petites vieilles qui ne peuvent pas faire de bandes armées pour exister disparaissent sans laisser d'adresse et vivent dans leurs nids de poussière. Personne ne sait qu'ils sont là, surtout dans les chambres de bonnes sans ascenseur, quand ils ne peuvent pas signaler leur présence par des cris parce qu'ils sont trop faibles. Monsieur Waloumba dit qu'il faudrait faire venir beaucoup de main-d'œuvre étrangère d'Afrique pour chercher les vieux tous les matins à six heures et enlever ceux qui commencent déjà à sentir mauvais, car personne ne vient contrôler que le vieux ou la vieille est encore vivant et c'est seulement lorsqu'on dit à la concierge que ça sent mauvais dans l'escalier que tout s'explique.
Monsieur Waloumba parle très bien et toujours comme s'il était le chef. Il a le visage couvert de cicatrices qui sont des marques d'importance et lui permettent d'être très estimé dans sa tribu et de savoir de quoi il parle. Il vit toujours à Belleville et un jour j'irai le voir.
Il m'a montré un truc très utile à Madame Rosa, pour distinguer une personne encore vivante d'une personne tout à fait morte. Dans ce but, il s'est levé, il a pris un miroir sur la commode et il l'a présenté aux lèvres de Madame Rosa et le miroir a pâli à l'endroit où elle a respiré dessus. On voyait pas autrement qu'elle respirait, vu que son poids était trop lourd à soulever pour ses poumons. C'est un truc qui permet de distinguer les vivants des autres. Monsieur Waloumba dit que c'est la première chose à faire chaque matin avec les personnes d'un autre âge qu'on trouve dans les chambres de bonne sans ascenseur pour voir si elles sont seulement en proie à la sénilité ou si elles sont déjà cent pour cent mortes. Si le miroir pâlit c'est qu'elles soufflent encore et il ne faut pas les jeter.
J'ai demandé à Monsieur Waloumba si on ne pouvait pas expédier Madame Rosa en Afrique dans sa tribu pour qu'elle jouisse là-bas avec les autres vieux des avantages dans lesquels on les tient. Monsieur Waloumba a beaucoup ri, car il a des dents très blanches, et ses frères de la tribu des éboueurs ont beaucoup ri aussi, ils ont parlé entre eux dans leur langue et après ils m'ont dit que la vie n'est pas aussi simple parce qu'elle exige des billets d'avion, de l'argent et des permis et que c'était à moi de m'occuper de Madame Rosa jusqu'à ce que mort s'ensuive. A ce moment-là, on a remarqué sur le visage de Madame Rosa un début d'intelligence et les frères de race de Monsieur Waloumba se sont vite levés et ont commencé à danser autour d'elle en battant les tambours et en chantant d'une voix pour réveiller les morts, ce qu'il est interdit de faire après dix heures du soir, à cause de l'ordre public et du sommeil du juste, mais il y a très peu de Français dans l'immeuble et ici ils sont moins furieux qu'ailleurs. Monsieur Waloumba lui-même a saisi son instrument de musique que je ne peux pas vous décrire parce qu'il est spécial, et Moïse et moi aussi on s'y est mis et on a tous commencé à danser et à hurler en rond autour de la Juive pour l'exorciser, car elle semblait donner des signes et il fallait l'encourager. On a mis les démons en fuite et Madame Rosa a repris son intelligence mais quand elle s'est vue entourée de Noirs à demi nus aux visages verts, blancs, bleus et jaunes qui dansaient autour d'elle en ululant comme des peaux-rouges pendant que Monsieur Waloumba jouait de son instrument magnifique, elle a eu tellement peur qu'elle a commencé à gueuler au secours au secours à moi, elle a essayé de fuir, et c'est seulement lorsqu'elle a reconnu Moïse et moi qu'elle s'est calmée et nous a traités de fils de putes et d'enculés, ce qui prouvait qu'elle avait retrouvé tous ses moyens. On s'est tous félicités et Monsieur Waloumba le premier. Ils sont tous restés encore un moment pour la bonne franquette et Madame Rosa a bien vu qu'on n'était pas venu battre une vieille femme dans le métro pour lui arracher son sac. Elle n'était pas encore tout à fait en règle dans sa tête et elle remercia Monsieur Waloumba en juif, qu'on appelle yiddish dans cette langue, mais ça n'avait pas d'importance car Monsieur Waloumba était un brave homme.