– Mais alors, vous êtes sûr que vous n'êtes pas juif? demanda Madame Rosa avec espoir.
Monsieur Kadir Yoûssef a eu quelques spasmes nerveux sur la figure, comme s'il avait des vagues.
– Madame, je suis persécuté sans être juif. Vous n'avez pas le monopole. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'être persécutés aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'état arabe dans lequel je vous l'ai confié contre reçu. Je ne veux pas de fils juif sous aucun prétexte, j'ai assez d'ennuis comme ça.
– Bon, ne vous émouvez pas, il y a peut-être eu une erreur, dit Madame Rosa, car elle voyait bien que le mec était secoué de l'intérieur et qu'il faisait même pitié, quand on pense à tout ce que les Arabes et les Juifs ont déjà souffert ensemble. – Il y a sûrement eu une erreur, oh mon Dieu, dit Monsieur Yoûssef Kadir, et il dut s'asseoir parce que ses jambes l'exigeaient.
– Momo, fais-moi voir les papiers, dit Madame Rosa.
J'ai sorti la grande valise de famille qui était sous le lit. Comme j'y avais souvent fouillé à la recherche de ma mère, personne ne connaissait le bordel qu'il y avait là-dedans mieux que moi. Madame Rosa mettait les enfants de putes qu'elle prenait en pension sur des petits bouts de papier où il n'y avait rien à comprendre, parce que chez nous c'était la discrétion et les intéressées pouvaient dormir sur leurs deux oreilles. Personne ne pouvait les dénoncer comme mères pour cause de prostitution avec déchéance paternelle. S'il y avait un maquereau qui voulait les faire chanter dans ce but pour les envoyer à Abidjan, il aurait pas retrouvé un môme là-dedans, même s'il avait tait des études spéciales.
J'ai donné toute la paperasserie à Madame Rosa et elle a mouillé son doigt et a commencé à chercher à travers ses lunettes.
– Voilà, j'ai trouvé, dit-elle avec triomphe, en mettant le doigt dessus. Le sept octobre 1956 et des poussières.
~ Comment, des poussières? fit plaintivement Monsieur Kadir Yoûssef.
– C'est pour arrondir. J'ai reçu ce jour-là deux garçons dont un dans un état musulman et un autre dans un état juif…
Elle réfléchit et son visage s'illumina de compréhension.
– Ah bon, tout s'explique! dit-elle avec plaisir. J'ai dû me tromper de bonne religion.
– Comment? dit Monsieur Yoûssef Kadir, vivement intéressé. Comment ça?
– J'ai dû élever Mohammed comme Moïse et Moïse comme Mohammed, dit Madame Rosa. Je les ai reçus le même jour et j'ai mélangé. Le petit Moïse, le bon, est maintenant dans une bonne famille musulmane à Marseille, où il est très bien vu. Et votre petit Mohammed ici présent, je l'ai élevé comme juif. Barmitzwah et tout. Il a toujours mangé kasher, vous pouvez être tranquille.
– Comment, il a toujours mangé kasher? piailla Monsieur Kadir Yoûssef, qui n'avait même pas la force de se lever de sa chaise tellement il était effondré sur toute la ligne. Mon fils Mohammed a toujours mangé kasher?I1 a eu sa barmitzwah? Mon fils Mohammed a été rendu juif?
– J'ai fait une erreur identique, dit Madame Rosa. L'identité, vous savez, ça peut se tromper également, ce n'est pas à l'épreuve. Un gosse de trois ans, ça n'a pas beaucoup d'identité, même quand il est circoncis. Je me suis trompé de circoncis, j'ai élevé votre petit Mohammed comme un bon petit Juif, vous pouvez être tranquille. Et quand on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'étonner qu'il devient juif…
– Mais j'étais dans l'impossibilité clinique! gémit Monsieur Kadir Yoûssef.
– Bon, il était arabe, maintenant il est un peu juif, mais c'est toujours votre petit! dit Madame Rosa avec un bon sourire de famille.
Le mec s'est levé. Il a eu la force de l'indignation et il s'est levé.
– Je veux mon fils arabe! gueula-t-il. Je ne veux pas de fils juif!
– Mais puisque c'est le même, dit Madame Rosa avec encouragement.
– C'est pas le même! On me l'a baptisé!
– Tfou, tfou, tfou! cracha Madame Rosa, qui avait quand même des limites. Il n'a pas été baptisé. Dieu nous en garde. Moïse est un bon petit Juif. Moïse, n'est-ce pas que tu es un bon petit Juif?
– Oui, Madame Rosa, dit Moïse, avec plaisir, car il s'en foutait comme de père et mère.
Monsieur Yoûssef Kadir s'est levé et il nous regardait avec des yeux où il y avait des horreurs. Puis il s'est mis à taper du pied, comme s'il dansait sur place une petite danse avec le désespoir.
– Je veux qu'on me rende mon fils dans l'état dans lequel il se trouvait! Je veux mon fils dans un bon état arabe et pas dans un mauvais état juif!
– Les états arabes et les états juifs, ici, ce n'est pas tenu compte, dit Madame Rosa. Si vous voulez votre fils, vous le prenez dans l'état dans lequel il se trouve. D'abord, vous tuez la mère du petit, ensuite vous vous faites déclarer psychiatrique et ensuite vous faites encore un état parce que votre fils a été grandi juif, en tout bien tout honneur! Moïse, va embrasser ton père même si ça le tue, c'est quand même ton père!
– Il n'y a pas à chier, dis-je, car j'étais drôlement soulagé à l'idée que j'avais quatre ans de plus.
Moïse a fait un pas vers Monsieur Yoûssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison.
– Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame.
Il s'est levé, il a fait un pas vers la porte et c'est là qu'il y a eu indépendance de sa volonté. Au lieu de sortir comme il en manifestait clairement l'intention, il a dit ah! et puis oh!, il a placé une main à gauche là où on met le cœur et il est tombé par terre comme s'il n'avait plus rien à dire.
– Tiens, qu'est-ce qu'il a? a demandé Madame Rosa, en se ventilant avec son éventail du Japon, car il n'y avait que ça à faire. Qu'est-ce qu'il a? Il faut voir.
On ne savait pas s'il était mort ou si c'était seulement pour un moment, car il ne donnait aucun signe. On a attendu, mais il refusait de bouger. Madame Rosa a commencé à s'affoler car la dernière chose qu'il nous fallait c'était la police, qui ne finit jamais quand elle commence. Elle m'a dit de courir vite chercher quelqu'un faire quelque chose mais je voyais bien que Monsieur Kadir Yoûssef était complètement mort, à cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus à se biler. J'ai pincé Monsieur Yoûssef Kadir ici et là et je lui ai placé le miroir devant les lèvres, mais il n'avait plus de problème. Moïse naturellement a filé tout de suite, car il était pour la fuite, et moi j'ai couru chercher les frères Zaoum pour leur dire qu'on avait un mort et qu'il fallait le mettre dans l'escalier pour qu'il ne soit pas mort chez nous. Ils sont montés et ils l'ont mis sur le palier du quatrième devant la porte de Monsieur Char-mette qui était français garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.
Je suis quand même redescendu, je me suis assis à côté de Monsieur Yoûssef Kadir mort et je suis resté là un moment, même si on ne pouvait plus rien l'un pour l'autre.
Il avait un nez beaucoup plus long que le mien mais les nez s'allongent toujours en vivant.
J'ai cherché dans ses poches pour voir s'il n'y avait pas un souvenir mais il y avait seulement un paquet de cigarettes, des gauloises bleues. Il y en avait encore une à l'intérieur et je l'ai fumée assis à côté de lui, parce qu'il avait fumé toutes les autres et ça me faisait quelque chose de fumer celle qui en restait.
J'ai même chialé un peu. Ça me faisait plaisir, comme s'il y avait quelqu'un à moi que j'ai perdu. Ensuite j'ai entendu police-secours et je suis remonté bien vite pour ne pas avoir d'ennuis.
Madame Rosa était encore affolée et ça m'a rassuré de la voir dans cet état et pas dans l'autre. On avait eu de la veine. Des fois, elle n'avait que quelques heures par jour et Monsieur Kadir Yoûssef était tombé au bon moment.
J'étais encore complètement renversé à l'idée que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle tête faire, je me suis même regardé dans la glace. C'était l'événement le plus important dans ma vie, qu'on appelle une révolution. Je ne savais plus où j'en étais, comme toujours lorsqu'on n'est plus lé même. Je savais que je ne pouvais plus penser comme avant mais pour le moment je préférais ne pas penser du tout.
– Oh mon Dieu, dit Madame Rosa, et on a essayé de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire de vagues. Je me suis assis sur le tabouret à ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, après ce qu'elle avait fait pour me garder. On était tout ce qu'on avait au monde et c'était toujours ça de sauvé. Moi je pense que lorsqu'on vit avec quelqu'un de très moche, on finit par l'aimer aussi parce qu'il est moche. Moi je pense que les vraies mochetés sont vraiment dans le besoin et c'est là qu'on a le plus de chance. Maintenant que je me souviens, je me dis que Madame Rosa était beaucoup moins moche que ça, elle avait de beaux yeux bruns comme un chien juif, mais il ne fallait pas penser à elle comme à une femme, car là évidemment elle ne pouvait pas gagner.
– Ça t'a fait de la peine, Momo?
– Mais non Madame Rosa, je suis content d'avoir quatorze ans.
– C'est mieux comme ça. Et puis, un père qui a été psychiatrique, c'est pas du tout ce qu'il te faut, parce que des fois c'est héréditaire.
– C'est vrai, Madame Rosa, j'ai eu du pot.
– Et puis tu sais, Aïcha faisait un gros chiffre d'affaires, et on peut pas vraiment savoir qui est le père, là-dedans. Elle t'a eu dans le mouvement, elle s'est jamais arrêtée de travailler.
Après je suis descendu et je lui ai acheté un gâteau au chocolat chez Monsieur Driss qu'elle a mangé.
Elle a continué à avoir toute sa tête pendant plusieurs jours, c'était ce que le docteur Katz appelait une rémission de peine. Les frères Zaoum montaient deux fois par semaine le docteur Katz sur l'un de leur dos, il ne pouvait pas se taper les six étages pour constater les dégâts. Car il ne faut pas oublier que Madame Rosa avait aussi d'autres organes que la tête et il fallait la surveiller partout. Je ne voulais jamais être là pendant qu'il faisait le compte, je descendais dans la rue et j'attendais.