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Arthur se cassait de temps en temps. J'ai cloué le cintre et ça lui a fait des épaules et il est resté avec une jambe de pantalon vide, comme c'est normal chez un parapluie. Monsieur Hamil n'était pas content, il disait qu'Arthur ressemblait à un fétiche et que c'est contre notre religion. Moi je suis pas croyant mais c'est vrai que lorsque vous avez un truc un peu bizarre et qui ressemble à rien, vous avez l'espoir qu'il peut quelque chose. Je dormais avec Arthur serré dans mes bras et le matin, je regardais si Madame Rosa respirait encore.

Je n'ai jamais été dans une église parce que c'est contre la vraie religion et la dernière chose que je voulais c'était de me mêler de ça. Mais je sais que les chrétiens ont payé les yeux de la tête pour avoir un Christ et chez nous il est interdit de représenter la figure humaine pour ne pas offenser Dieu, ce qui se comprend très bien, car il n'y a pas de quoi se vanter. J'ai donc effacé le visage d'Arthur, j'ai simplement laissé une boule verte comme de peur et j'étais en règle avec ma religion. Une fois, alors que j'avais la police au cul parce que j'avais causé un attroupement en faisant le comique, j'ai laissé tomber Arthur et il s'est dispersé dans tous les sens, chapeau, cintre, veston, soulier et tout. J'ai pu le ramasser mais il était nu comme Dieu l'a fait. Eh bien, ce qu'il y a de curieux, c'est que Madame Rosa n'avait rien dit quand Arthur était habillé et que je dormais avec lui, mais quand il a été défroqué et que j'ai voulu le prendre avec moi sous la couverture, elle a gueulé, en disant qu'on n'a pas idée de dormir avec un parapluie dans son lit. Allez-y comprendre.

J'avais mis des sous de côté et j'ai rééquipé Arthur aux Puces où ils ont des choses pas mal.

Mais la chance a commencé à nous quitter.

Jusque-là mes mandats arrivaient irrégulièrement et il y avait des mois de sautés mais ils venaient quand même. Ils se sont arrêtés d'un seul coup. Deux mois, trois, rien. Quatre. J'ai dit à Madame Rosa et je le pensais tellement que j'avais même la voix qui tremblait:

– Madame Rosa, faut pas avoir peur. Vous pouvez compter sur moi. Je vais pas vous plaquer simplement parce que vous recevez plus d'argent.

Puis j'ai pris Arthur, je suis sorti et je me suis assis sur le trottoir pour ne pas pleurer devant tout le monde.

Il faut dire qu'on était dans une sale situation. Madame Rosa allait bientôt être atteinte par la limite d'âge et elle le savait elle-même. L'escalier avec ses six étages était devenu pour elle l'ennemi public numéro un. Un jour, il allait la tuer, elle en était sûre. Moi je savais que c'était plus la peine de la tuer, il y avait qu'à la voir. Elle avait les seins, le ventre et les fesses qui ne faisaient plus de distinction, comme chez un tonneau. On avait de moins en moins de mômes en pension parce que les filles ne faisaient plus confiance à Madame Rosa, à cause de son état. Elles voyaient bien qu'elle ne pouvait plus s'occuper de personne et elles préféraient payer plus cher et aller chez Madame Sophie ou la mère Aïcha, rue d'Alger. Elles gagnaient beaucoup d'argent et c'était la facilité. Les putes que Madame Rosa connaissait personnellement avaient disparu à cause du changement de génération. Comme elle vivait du bouche-à-oreille et qu'elle n'était plus recommandée sur les trottoirs, sa réputation se perdait. Quand elle avait encore ses jambes, elle allait sur le tas ou dans les cafés à Pigalle et aux Halles où les filles se défendaient et elle se faisait un peu de publicité, en vantant la qualité de l'accueil, la cuisine culinaire et tout. Maintenant, elle ne pouvait plus. Ses copines avaient disparu et elle n'avait plus de références. Il y avait aussi la pilule légale pour la protection de l'enfance, il fallait vraiment vouloir. Quand on avait un gosse, on n'avait plus d'excuse, on savait ce qu'on lui faisait.

J'avais déjà dans les dix ans ou autour et c'était à moi d'aider Madame Rosa. Je devais aussi penser à mon avenir, parce que si je restais seul, c'était l'Assistance publique sans discuter. J'en dormais pas la nuit et je restais à regarder Madame Rosa pour voir si elle ne mourait pas.

J'ai essayé de me défendre. Je me peignais bien, je me mettais du parfum de Madame Rosa derrière les oreilles comme elle et l'après-midi j'allais me mettre avec Arthur rue Pigalle, ou encore rue Blanche, qui était bien aussi. Il y a là toujours des femmes qui se défendent toute la journée et il y en avait toujours une ou deux qui venaient me voir et qui disaient:

– Oh qu'il est mignon ce petit bonhomme. Ta maman travaille ici?

– Non, j'ai encore personne.

Elles m'offraient une menthe au café rue Macé. Mais je devais faire gaffe parce que la police fait la chasse aux proxynètes et puis elles aussi elles devaient se méfier, elles ont pas le droit de racoler. C'étaient toujours les mêmes questions.

– Quel âge as-tu, mon joli?

– Dix ans.

– Tu as une maman?

Je disais non et j'avais de la peine pour Madame Rosa mais qu'est-ce que vous voulez. Il y en avait une surtout qui me faisait des tendresses et elle me glissait parfois un billet dans la poche, quand elle passait. Elle avait une minijupe et des bottes jusqu'en haut et elle était plus jeune que Madame Rosa. Elle avait des yeux très gentils et une fois, elle a bien regardé autour, elle m'a pris par la main et on est allé au café qui n'est plus là en ce moment parce qu'on lui a jeté une bombe, le Panier.

– Il ne faut pas traîner sur le trottoir, ce n'est pas un endroit pour un môme.

Elle me caressait les cheveux pour les arranger. Mais je savais bien que c'était pour caresser.

– Tu t'appelles comment?

– Momo.

– Et où sont tes parents, Momo?

– J'ai personne, qu'est-ce que vous croyez. Je suis libre.

– Mais enfin, tu as bien quelqu'un pour s'occuper de toi?

Je suçais mon orangeade parce qu'il faut voir.

– Je pourrais peut-être leur parler, j'aimerais bien m'occuper de toi. Je te mettrais dans un studio, tu serais comme un petit roi et tu manquerais de rien.

– Il faut voir.

J'ai fini mon orangeade et je suis descendu de la banquette.

– Tiens prends ça pour tes bonbons, mon petit chéri.

Elle m'a glissé un billet dans la poche. Cent francs. C'est comme j'ai l'honneur.

J'y suis revenu encore deux ou trois fois et chaque fois, elle me faisait des grands sourires mais de loin, tristement, parce que j'étais pas à elle.

Manque de pot, la caissière du Panier était une copine de Madame Rosa quand elles se défendaient ensemble. Elle a prévenu la vieille et qu'est-ce que j'ai eu droit comme scène de jalousie! J'ai jamais vu la Juive dans un tel remue-ménage, elle en pleurait. «C'est pas pour ça que je t'ai élevé», elle l'a répété dix fois et elle pleurait. J'ai dû lui jurer que j'y reviendrai plus et que je serai jamais un proxynète. Elle m'a dit que c'étaient tous des maquereaux et qu'elle préférait encore mourir. Mais je voyais pas du tout ce que je pouvais faire d'autre, à dix ans.

Moi ce qui m'a toujours paru bizarre, c'est que les larmes ont été prévues au programme. Ça veut dire qu'on a été prévu pour pleurer. Il fallait y penser. Il y a pas un constructeur qui se respecte qui aurait fait ça.

Les mandats n'arrivaient toujours pas et Madame Rosa commença à attaquer la caisse d'épargne. Elle avait mis quelques sous de côté pour ses vieux jours mais elle savait bien qu'elle n'en avait plus pour longtemps. Elle n'avait toujours pas le cancer mais le reste se détériorait rapidement. Elle m'a même parlé pour la première fois de ma mère et de mon père car il paraît qu'il y en avait deux. Ils étaient venus pour me déposer un soir et ma mère s'était mise à chialer et elle est partie en courant. Madame Rosa m'avait porté comme Mohammed, musulman, et elle avait promis que j'allais être comme un coq en pâte. Et puis après, après… Elle soupirait et c'était tout ce qu'elle savait, sauf qu'elle ne me regardait pas dans les yeux, quand elle disait ça. Je ne savais pas ce qu'elle me cachait mais la nuit ça me faisait peur. Je ne suis jamais arrivé à lui tirer autre chose, même quand les mandats ont cessé d'arriver et qu'elle n'avait plus de raison d'être gentille avec moi. Tout ce que je savais, c'est que j'avais sûrement un père et une mère, parce que là-dessus la nature est intraitable. Mais ils n'étaient jamais revenus et Madame Rosa prenait un air coupable et se taisait. Je vais vous dire tout de suite que je n'ai jamais retrouvé ma mère, je ne veux pas vous donner de fausses émotions. Une fois, quand j'ai beaucoup insisté, Madame Rosa a inventé un mensonge tellement miteux que c'était un vrai plaisir.

– Pour moi, elle avait un préjugé bourgeois, ta mère, parce qu'elle était de bonne famille. Elle ne voulait pas que tu saches le métier qu'elle faisait. Alors, elle est partie, le cœur brisé en sanglotant pour ne jamais revenir, parce que le préjugé t'aurait donné un choc traumatique, comme la médecine l'exige.

Et elle a commencé à chialer elle-même, Madame Rosa, il n'y avait personne comme elle pour aimer les belles histoires. Je pense que le docteur Katz avait raison quand je lui en ai parlé. Il a dit que les putes, c'est une vue de l'esprit. Monsieur Hamil aussi, qui a lu Victor Hugo et qui a vécu plus que n'importe quel autre homme de son âge, quand il m'a expliqué en souriant que rien n'est blanc ou noir et que le blanc, c'est souvent le noir qui se cache et le noir, c'est parfois le blanc qui s'est fait avoir. Et il a même ajouté, en regardant Monsieur Driss qui lui avait apporté son thé de menthe: «Croyez-en ma vieille expérience.» Monsieur Hamil est un grand homme, mais les circonstances ne lui ont pas permis de le devenir.

Il y avait des mois que les mandats n'arrivaient plus et pour Banania, Madame Rosa n'avait jamais vu la couleur de son argent, sauf quand il a débarqué, parce qu'elle s'était fait payer deux mois d'avance. Banania allait maintenant gratuitement sur ses quatre ans et il se conduisait sans gêne, comme s'il avait payé. Madame Rosa a pu lui trouver une famille car ce môme a toujours été un veinard. Moïse était encore en observation et il bouffait dans la famille qui l'observait depuis six mois pour être sûre qu'il était de bonne qualité et qu'il ne faisait pas de l'épilepsie ou des crises de violence. Les crises de violence, c'est surtout de ça que les familles ont peur quand ils veulent un môme, c'est la première chose à éviter, si on veut se faire adopter. Avec les mômes à la journée et pour nourrir Madame Rosa, il fallait douze cents francs par mois et encore il fallait ajouter les médicaments et le crédit qu'on lui refusait. On ne pouvait pas nourrir Madame Rosa seule à moins de quinze francs par jour sans faire d'atrocités, même si on la faisait maigrir. Je me souviens que je lui ai dit ça très franchement, il faut maigrir pour manger moins, mais c'est très dur pour une vieille femme qui est seule au monde. Elle a besoin de plus d'elle-même que les autres. Lorsqu'il n'y a personne pour vous aimer autour, ça devient de la graisse. J'ai recommencé à aller à Pigalle où il y avait toujours cette dame, Maryse, qui était amoureuse de moi parce que j'étais encore un enfant. Mais j'avais une peur bleue parce que le proxynète est puni de prison et on était obligés de se rencontrer en cachette. Je l'attendais dans une porte cochère, elle venait m'embrasser, se baissait, disait «mon joli cœur, qu'est-ce que j'aimerais avoir un fils comme toi», et puis elle me refilait le prix de la passe. J'ai aussi profité de Banania chez nous pour chaparder dans les magasins. Je le laissais tout seul avec son sourire pour qu'il désarme et il faisait autour de lui un attroupement, à cause des sentiments émus et attendrissants qu'il inspirait. Quand ils ont quatre ou cinq ans, les Noirs sont très bien tolérés. Des fois je le pinçais pour qu'il gueule, les gens l'entouraient de leur émotion et pendant ce temps je fauchais des choses utiles à manger. J'avais un pardessus jusqu'aux talons avec des poches maison que Madame Rosa m'avait cousues et c'était ni vu ni connu. La faim, ça ne pardonne pas. Pour sortir, je prenais Banania dans mes bras, je me mettais derrière une bonne femme qui payait et on croyait que j'étais avec elle, pendant que Banania faisait la pute. Les enfants sont très bien vus quand ils ne sont pas encore dangereux. Même moi, je recevais des mots gentils et des sourires, les gens se sentent toujours rassurés lorsqu'ils voient un môme qui n'a pas encore l'âge d'être un voyou. J'ai des cheveux bruns, des yeux bleus et je n'ai pas le nez juif comme les Arabes, j'aurais pu être n'importe quoi sans être obligé de changer de tête.