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Bien que le soleil s’élève au milieu d’un ciel tout bleu, le froid, le cruel froid des grands sommets, nous engourdit les doigts et nous brûle la peau. Nos mulets, l’un derrière l’autre, suivent lentement le sentier tortueux qui contourne toutes les fantaisies de la lave.

Voici la première plaine de neige. On l’évite par un crochet. Mais une autre la suit bientôt, qu’il faut traverser en ligne droite. Les bêtes hésitent, la tâtent du pied, s’avancent avec précaution. Soudain, j’ai la sensation brusque de m’engloutir dans le sol. Les deux jambes de devant de mon mulet, crevant la croûte qui les porte, ont pénétré jusqu’au poitrail. La bête se débat, affolée, se relève, enfonce de nouveau des quatre pieds, se relève encore, pour retomber toujours.

Les autres en font autant. Nous devons sauter à terre, les calmer, les aider, les traîner. A tout instant, elles plongent ainsi jusqu’au ventre dans cette mousse blanche et froide où nos pieds aussi pénètrent parfois jusqu’aux genoux. Entre ces passages de neige qui comble les vallons, nous retrouvons la lave, de grandes plaines de lave pareilles à des champs immenses de velours noir, brillant sous le soleil avec autant d’éclat que la neige elle-même. C’est la région déserte, la région morte, qui semble en deuil, toute blanche et toute noire, aveuglante, horrible et superbe, inoubliable.

Après quatre heures de marche et d’efforts, nous atteignons la Casa Inglese, petite maison de pierre, entourée de glace, presque ensevelie sous la neige au pied du dernier cône qui se dresse derrière, énorme et tout droit, couronné de fumée.

C’est ici qu’on passe ordinairement la nuit, sur la paille, pour aller voir se lever le soleil au bord du cratère. Nous y laissons les mulets et nous commençons à gravir ce mur effrayant de cendre durcie qui cède sous le pied, où l’on ne peut s’accrocher, se retenir à rien, où l’on redescend un pas sur trois. On va soufflant, haletant, enfonçant dans le sol mou le bâton ferré, s’arrêtant à tout moment.

On doit alors piquer entre ses jambes ce bâton, pour ne point glisser et redescendre, car la pente est si rapide qu’on n’y peut même tenir assis.

Il faut une heure environ pour gravir ces trois cents mètres. Depuis quelque temps, déjà, des vapeurs de soufre nous prennent à la gorge. Nous avons aperçu, tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche, de grands jets de fumée sortant par des fissures du sol ; nous avons posé nos mains sur de grosses pierres brûlantes. Enfin nous atteignons une étroite plate-forme. Devant nous, une nuée épaisse s’élève lentement, comme un rideau blanc qui monte, qui sort de terre. Nous avançons encore quelques pas, le nez et la bouche enveloppés, pour n’être point suffoqués par le soufre et soudain, devant nos pieds, s’ouvre un prodigieux, un effroyable abîme qui mesure environ cinq kilomètres de circonférence. On distingue à peine, à travers les vapeurs suffocantes, l’autre bord de ce trou monstrueux, large de mille cinq cents mètres, et dont la muraille toute droite s’enfonce vers le mystérieux et terrible pays de feu.

La bête est calme. Elle dort au fond, tout au fond. Seule la lourde fumée s’échappe de la prodigieuse cheminée, haute de 3312 mètres.

Autour de nous c’est plus étrange encore. Toute la Sicile est cachée par des brumes qui s’arrêtent au bord des côtes, voilant seulement la terre, de sorte que nous sommes en plein ciel, au milieu des mers, au-dessus des nuages, si haut, si haut, que la Méditerranée, s’étendant partout à perte de vue, a l’air d’être encore du ciel bleu. L’azur nous enveloppe donc de tous les côtés. Nous sommes debout sur un mont surprenant, sorti des nuages et noyé dans le ciel, qui s’étend sur nos têtes, sous nos pieds, partout.

Mais, peu à peu, les nuées répandues sur l’île s’élèvent autour de nous, enfermant bientôt l’immense volcan au milieu d’un cercle de nuages, d’un gouffre de nuages. Nous sommes maintenant, à notre tour, au fond d’un cratère tout blanc, d’où l’on n’aperçoit plus que le firmament bleu, là-haut, en regardant en l’air.

En d’autres jours, le spectacle est tout différent, dit-on. On attend le lever du soleil qui apparaît derrière les côtes de la Calabre. Elles jettent au loin leur ombre sur la mer, jusqu’au pied de l’Etna, dont la silhouette sombre et démesurée couvre la Sicile entière de son immense triangle, qui s’efface à mesure que l’astre s’élève. On découvre alors un panorama ayant plus de quatre cents kilomètres de diamètre, et mille trois cents de circonférence, avec l’Italie au nord et les îles Lipari, dont les deux volcans semblent saluer leur père ; puis, tout au sud, Malte, à peine visible. Dans les ports de la Sicile, les navires ont l’air d’insectes sur la mer.

Alexandre Dumas père a fait de ce spectacle une description très heureuse et très enthousiaste.

Nous redescendons, autant sur le dos que sur les pieds, le cône rapide du cratère, et nous entrons bientôt dans l’épaisse ceinture de nuages qui enveloppe la cime du mont. Après une heure de marche à travers les brumes, nous l’avons enfin franchie et nous découvrons, sous nos pieds, l’île dentelée et verte, avec ses golfes, ses caps, ses villes, et la grande mer toute bleue qui l’enferme.

Revenus à Catane, nous partons le lendemain pour Syracuse.

C’est par cette petite ville singulière et charmante qu’il faut terminer une excursion en Sicile. Elle fut illustre autant que les plus grandes cités ; ses tyrans eurent des règnes célèbres comme celui de Néron ; elle produit un vin rendu fameux par les poètes ; elle a, sur les bords du golfe qu’elle domine, un tout petit fleuve, l’Anapo, où pousse le papyrus, gardien secret de la pensée ; et elle enferme dans ses murs une des plus belles Vénus du monde.

Des gens traversent des continents pour aller en pèlerinage à quelque statue miraculeuse – moi, j’ai porté mes dévotions à la Vénus de Syracuse !

Dans l’album d’un voyageur, j’avais vu la photographie de cette sublime femelle de marbre ; et je devins amoureux d’elle, comme on est amoureux d’une femme. Ce fut elle, peut-être, qui me décida à faire ce voyage ; je parlais d’elle et je rêvais d’elle à tout instant, avant de l’avoir vue.

Mais nous arrivions trop tard pour pénétrer dans le musée confié aux soins du savant professeur Francesco Saverio Cavalari, qui, Empédocle moderne, descendit boire une tasse de café dans le cratère de l’Etna.

Il me faut donc parcourir la ville bâtie sur un îlot et séparée de la terre par trois enceintes, entre lesquelles passent trois bras de mer. Elle est petite, jolie, assise au bord du golfe, avec des jardins et des promenades qui descendent jusqu’aux flots.

Puis nous allons aux Latomies, immenses excavations à ciel ouvert, qui furent d’abord des carrières et devinrent ensuite des prisons où furent enfermés, pendant huit mois, après la défaite de Nicias, les Athéniens capturés, torturés par la faim, la soif, l’horrible chaleur de cette cuve et la fange grouillante où ils agonisaient.

Dans l’une d’elles, la Latomie du Paradis, on remarque, au fond d’une grotte, une ouverture bizarre, appelée oreille de Denys, qui venait écouter au bord de ce trou, disait-on, les plaintes de ses victimes. D’autres versions ont cours aussi. Certains savants ingénieux prétendent que cette grotte, mise en communication avec le théâtre, servait de salle souterraine pour les représentations auxquelles elle prêtait l’écho de sa sonorité prodigieuse ; car les moindres bruits y prennent une surprenante résonance.