Voilà les deux seules statues qui m’aient laissé, comme des êtres, l’envie ardente de les revoir.
Au moment de sortir, je donne encore à cette croupe de marbre ce dernier regard de la porte qu’on jette aux femmes aimées, en les quittant, et je monte aussitôt en barque pour aller saluer, devoir d’écrivain, les papyrus de l’Anapo.
On traverse le golfe d’un bord à l’autre et on aperçoit, sur la rive plate et nue, l’embouchure d’une très petite rivière, presque un ruisseau, où le bateau s’engage. Le courant est fort et dur à remonter. Tantôt on rame, tantôt on se sert de la gaffe pour glisser sur l’eau qui court, rapide, entre deux berges couvertes de fleurs jaunes, petites, éclatantes, deux berges d’or.
Voici des roseaux que nous froissons en passant, qui se penchent et se relèvent, puis, le pied dans l’eau, des iris bleus, d’un bleu violent, sur qui voltigent d’innombrables libellules aux ailes de verre, nacrées et frémissantes, grandes comme des oiseaux-mouches. Maintenant, sur les deux talus qui nous emprisonnent, poussent des chardons géants et des liserons démesurés, enlaçant ensemble les plantes de la terre et les roseaux du ruisseau.
Sous nous, au fond de l’eau, c’est une forêt de grandes herbes onduleuses qui remuent, flottent, semblent nager dans le courant qui les agite.
Puis l’Anapo se sépare de l’antique Cyané, son tributaire. Nous allons toujours à coups de perche entre les berges. Le ruisseau serpente avec de charmants points de vue de perspectives fleuries et coquettes. Une île apparaît enfin, pleine d’arbustes étranges. Les tiges frêles et triangulaires, hautes de neuf à douze pieds, portent à leur sommet des touffes rondes de fils verts, longs, minces et souples comme des cheveux. On dirait des têtes humaines devenues plantes, jetées dans l’eau sacrée de la source par un des dieux païens qui vivaient là jadis. C’est le papyrus antique.
Les paysans, d’ailleurs, appellent ce roseau : parruca. En voici d’autres plus loin, un bois entier. Ils frémissent, murmurent, se penchent, mêlent leurs fronts poilus, les heurtent, semblent parler de choses inconnues et lointaines.
N’est-il pas étrange que l’arbuste vénérable qui nous apporta la pensée des morts, qui fut le gardien du génie humain, ait, sur son corps infime d’arbrisseau, une grosse crinière épaisse et flottante, ainsi que celle des poètes ? Nous revenons à Syracuse alors que le soleil se couche ; et nous regardons, dans la rade, un paquebot qui vient d’arriver et qui, ce soir même, nous emportera vers l’Afrique.
V.
D’Alger à Tunis
Sur les quais d’Alger, dans les rues des villages indigènes, dans les plaines du Tell, sur les montagnes du Sahel ou dans les sables du Sahara, tous ces corps drapés comme en des robes de moines, la tête encapuchonnée sous le turban flottant par-derrière, ces traits sévères, ces regards fixes, ont l’air d’appartenir à des religieux d’un même ordre austère, répandus sur la moitié du globe.
Leur démarche même est celle de prêtres ; leurs gestes, ceux d’apôtres prêcheurs ; leur attitude, celle de mystiques pleins de mépris du monde.
Nous sommes, en effet, chez des hommes où l’idée religieuse domine tout, efface tout, règle les actions, étreint les consciences, moule les cœurs, gouverne la pensée, prime tous les intérêts, toutes les préoccupations, toutes les agitations.
La religion est la grande inspiratrice de leurs actes, de leur âme, de leurs qualités et de leurs défauts. C’est par elle, pour elle qu’ils sont bons, braves, attendris, fidèles, car ils semblent n’être rien par eux-mêmes, n’avoir aucune qualité qui ne leur soit inspirée ou commandée par leur foi. Nous ne découvrons guère la nature spontanée ou primitive de l’Arabe sans qu’elle ait été, pour ainsi dire, recréée par sa croyance, par le Coran, par l’enseignement de Mohammed. Jamais aucune autre religion ne s’est incarnée ainsi en des êtres. Allons donc les voir prier dans leur mosquée, dans la mosquée blanche qu’on aperçoit là-bas, au bout du quai d’Alger.
Dans la première cour, sous une arcade de colonnettes vertes, bleues et rouges, des hommes, assis ou accroupis, causent à voix basse, avec la tranquillité grave des Orientaux. En face de l’entrée, au fond d’une petite pièce carrée, qui ressemble à une chapelle, le cadi rend la justice. Des plaignants attendent sur des bancs ; un Arabe agenouillé parle, tandis que le magistrat, enveloppé, presque disparu sous tous les plis de ses vêtements et sous la masse de son lourd turban, ne montre qu’un peu de visage et regarde le plaideur d’un œil dur et calme, en l’écoutant. Un mur, où s’ouvre une fenêtre grillée, sépare cette pièce de celle où les femmes, créatures moins nobles que l’homme et qui ne peuvent se tenir en face du cadi, attendent leur tour pour exposer leur plainte par ce guichet de confessionnal. Le soleil qui tombe en flots de feu sur les murs de neige de ces petits bâtiments pareils à des tombeaux de marabouts, et sur la cour, où une vieille Arabe jette des poissons morts à une armée de chats tigrés, rejaillit à l’intérieur sur les burnous, les jambes sèches et brunes, et les figures impassibles. Plus loin, voici l’école, à côté de la fontaine où l’eau coule sous un arbre. Tout est là, dans cette douce et paisible enceinte, la religion, la justice, l’instruction.
J’entre dans la mosquée après m’être déchaussé, et je m’avance sur les tapis au milieu des colonnes claires dont les lignes régulières emplissent ce temple silencieux, vaste et bas, d’une foule de larges piliers. Car ils sont très larges, ayant une face orientée vers La Mecque, afin que chaque croyant puisse, en se plaçant devant, ne rien voir, n’être distrait par rien, et, tourné vers la ville sainte, s’absorber dans la prière.
En voici qui se prosternent ; d’autres, debout, murmurent les formules du Coran dans les postures prescrites ; d’autres, encore, libres de ces devoirs accomplis, causent assis par terre, le long des murs, car la mosquée n’est pas seulement un lieu de prière, c’est aussi un lieu de repos, où l’on séjourne, où l’on vit des jours entiers.
Tout est simple, tout est nu, tout est blanc, tout est doux, tout est paisible en ces asiles de foi, si différents de nos églises décoratives, agitées, quand elles sont pleines, par le bruit des offices, le mouvement des assistants, la pompe des cérémonies, les chants sacrés, et, quand elles sont vides, devenues si tristes, si douloureuses qu’elles serrent le cœur, qu’elles ont l’air d’une chambre de mourant, de la froide chambre de pierre où le Crucifié agonise encore.
Sans cesse, les Arabes entrent, des humbles, des riches, le portefaix du port et l’ancien chef, le noble sous la blancheur soyeuse de son burnous éclatant. Tous, pieds nus, font les mêmes gestes, prient le même Dieu avec la même foi exaltée et simple, sans pose et sans distraction. Ils se tiennent d’abord debout, la face levée, les mains ouvertes à la hauteur des épaules, dans l’attitude de la supplication. Puis les bras tombent le long du corps, la tête s’incline ; ils sont devant le souverain du monde dans l’attitude de la résignation. Les mains ensuite s’unissent sur le ventre, comme si elles étaient liées. Ce sont des captifs sous la volonté du maître. Enfin ils se prosternent plusieurs fois de suite, très vite, sans aucun bruit. Après s’être assis d’abord sur leurs talons, les mains ouvertes sur les cuisses, ils se penchent en avant jusqu’à toucher le sol avec le front.