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Elles ne se tournent pas vers La Mecque, elles, mais vers le corps du marabout, et elles se mettent sous sa protection directe, qui est encore, qui est toujours la protection de l’homme. Leurs yeux de femmes, leurs yeux doux et tristes, soulignés par deux bandeaux blancs, ne savent pas voir l’immatériel, ne connaissent que la créature. C’est le mâle qui, vivant, les nourrit, les défend, les soutient ; c’est encore le mâle qui parlera d’elles à Dieu, après sa mort. Elles sont là tout près de la tombe parée et peinturlurée, un peu semblable à un lit breton mis en couleur et couvert d’étoffes, de soieries, de drapeaux, de cadeaux apportés.

Elles chuchotent, elles causent entre elles, et racontent au marabout leurs affaires, leurs soucis, leurs disputes, les griefs contre le mari. C’est une réunion intime et familière de bavardages autour d’une relique.

Toute la chapelle est pleine de leurs dons bizarres : de pendules de toutes grandeurs qui marchent, battent les secondes et sonnent les heures, de bannières votives, de lustres de toute sorte, en cuivre et en cristal. Ces lustres sont si nombreux qu’on ne voit plus le plafond. Ils pendent côte à côte, de tailles différentes comme dans la boutique d’un lampiste. Les murs sont décorés de faïences élégantes d’un dessin charmant, dont les couleurs dominantes sont toujours le vert et le rouge. Le sol est couvert de tapis et le jour tombe de la coupole par des groupes de trois fenêtres cintrées, dont une domine les deux autres.

Ce n’est plus la mosquée sévère, nue, où Dieu est seul ; c’est un boudoir, orné pour la prière par le goût enfantin de femmes sauvages. Souvent des galants viennent les voir en ce lieu leur donner rendez-vous, leur dire quelques mots en secret. Des Européens, qui parlent l’arabe, nouent ici, parfois, des relations avec ces créatures enveloppées et lentes, dont on ne voit que le regard.

Lorsque la confrérie masculine du marabout vient à son tour faire ses dévotions, elle n’a point pour le saint habitant du lieu les mêmes attentions exclusives. Après avoir témoigné leur respect au sépulcre, les hommes se tournent vers La Mecque et adorent Dieu – car il n’y a de divinité que Dieu – comme lis répètent en toutes leurs prières.

VI.

Tunis

Le chemin de fer avant d’arriver à Tunis traverse un superbe pays de montagnes boisées. Après s’être élevé, en dessinant les lacets démesurés, jusqu’à une altitude de sept cent quatre-vingts mètres, d’où on domine un immense et magnifique paysage, il pénètre dans la Tunisie par la Kroumirie.

C’est alors une suite de monts et de vallées désertes, où jadis s’élevaient des villes romaines. Voici d’abord les restes de Thagaste où naquit saint Augustin, dont le père était décurion.

Plus loin c’est Thubursicum Humidarum, dont les ruines couvrent une suite de collines rondes et verdoyantes. Plus loin encore, c’est Madaure, où naquit Apulée à la fin du règne de Trajan. On ne pourrait guère énumérer les cités mortes, près desquelles on va passer jusqu’à Tunis.

Tout à coup, après de longues heures de route, on aperçoit dans la plaine basse les hautes arches d’un aqueduc à moitié détruit, coupé par places, et qui allait, jadis, d’une montagne à l’autre. C’est l’aqueduc de Carthage dont parle Flaubert dans Salammbô. Puis, on côtoie un beau village, on suit un lac éblouissant, et on découvre les murs de Tunis.

Nous voici dans la ville.

Pour en bien découvrir l’ensemble, il faut monter sur une colline voisine. Les Arabes comparent Tunis à un burnous étendu ; et cette comparaison est juste. La ville s’étale dans la plaine, soulevée légèrement par les ondulations de la terre qui font saillir par places les bords de cette grande tache de maisons pâles d’où surgissent les dômes des mosquées et les clochers des minarets. A peine distingue-t-on, à peine imagine-t-on que ce sont là des maisons, tant cette plaque blanche est compacte, continue et rampante. Autour d’elle, trois lacs qui, sous le dur soleil d’Orient, brillent comme des plaines d’acier. Au nord, au loin, la Sebkra-er-Bouan ; à l’ouest, la Sebkra-Seldjoum, aperçue par-dessus la ville ; au sud, le grand lac Dahira ou lac de Tunis ; puis, en remontant vers le nord, la mer, le golfe profond, pareil lui-même à un lac dans son cadre éloigné de montagnes.

Et puis partout autour de cette ville plate, des marécages fangeux où fermentent des ordures, une inimaginable ceinture de cloaques en putréfaction, des champs nus et bas où l’on voit briller, comme des couleuvres, de minces cours d’eau tortueux. Ce sont les égouts de Tunis qui s’écoulent sous le ciel bleu. Ils vont sans arrêt, empoisonnant l’air, traînant leur flot lent et nauséabond, à travers des terres imprégnées de pourritures, vers le lac qu’ils ont fini par emplir, par combler sur toute son étendue, car la sonde y descend dans la fange jusqu’à dix-huit mètres de profondeur : on doit entretenir un chenal à travers cette boue afin que les petits bateaux y puissent passer.

Mais, par un jour de plein soleil, la vue de cette ville couchée entre ces lacs, dans ce grand pays que ferment au loin des montagnes dont la plus haute, le Zagh’ouan, apparaît presque toujours coiffée d’une nuée en hiver, est la plus saisissante et la plus attachante, peut-être, qu’on puisse trouver sur le bord du continent africain.

Descendons de notre colline et pénétrons dans la cité. Elle a trois parties bien distinctes : la partie française, la partie arabe et la partie juive.

En vérité, Tunis n’est ni une ville française, ni une ville arabe, c’est une ville juive. C’est un des rares points du monde où le juif semble chez lui comme dans une patrie, où il est le maître presque ostensiblement, où il montre une assurance tranquille, bien qu’un peu tremblante encore.

C’est lui surtout qui est intéressant à voir, à observer dans ce labyrinthe de ruelles étroites où circule, s’agite, pullule la population la plus colorée, bigarrée, drapée, pavoisée, miroitante, soyeuse et décorative, de tout ce rivage oriental.

Où sommes-nous ? Sur une terre arabe ou dans la capitale éblouissante d’Arlequin, d’un Arlequin qui s’est amusé à costumer son peuple avec une fantaisie étourdissante. Il a dû passer par Londres, par Paris, par Saint-Pétersbourg, ce costumier divin qui, revenu plein de dédain des pays du Nord, bariola ses sujets avec un goût sans défaillances et une imagination sans limites. Non seulement il voulut donner à leurs vêtements des formes gracieuses, originales et gaies, mais il employa, pour les nuancer, toutes les teintes créées, composées, rêvées par les plus délicats aquarellistes.

Aux juifs seuls il toléra les tons violents, mais en leur interdisant les rencontres trop brutales et en réglant l’éclat de leurs costumes avec une hardiesse prudente. Quant aux Maures, ses préférés, tranquilles marchands accroupis dans les souks, jeunes gens alertes ou gros bourgeois allant à pas lents par les petites rues, il s’amusa à les vêtir avec une telle variété de coloris que l’œil, à les voir, se grise comme une grive avec des raisins. Oh ! Pour ceux-là, pour ses bons Orientaux, ses Levantins métis de Turcs et d’Arabes, il a fait une collection de nuances si fines, si douces, si calmées, si tendres, si pâlies, si agonisantes et si harmonieuses, qu’une promenade au milieu d’elles est une longue caresse pour le regard.