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Quelques-uns de ces extraits sont vendus très cher, par gouttes. Pour les compter, l’homme se sert d’un petit coton qu’il tire de son oreille et y replace ensuite.

Quand le soir vient, tout le quartier des souks est clos par de lourdes portes à l’entrée des galeries, comme une ville précieuse enfermée dans l’autre.

Lorsqu’on se promène au contraire par les rues neuves qui vent aboutir, dans le marais, à quelque courant d’égout, on entend soudain une sorte de chant bizarre rythmé par des bruits sourds comme des coups de canon lointains, qui s’interrompent quelques instants pour recommencer aussitôt. On regarde autour de soi et on découvre, au ras de terre, une dizaine de têtes de nègres, enveloppées de foulards, de mouchoirs, de turbans, de loques. Ces têtes chantent un refrain arabe, tandis que les mains, armées de dames pour tasser le sol, tapent en cadence, au fond d’une tranchée, sur les cailloux et le mortier qui feront des fondations solides à quelque nouvelle maison bâtie dans ce sol huileux de fange.

Sur le bord du trou, un vieux nègre, chef d’escouade de ces pileurs de pierres, bat la mesure, avec un rire de singe ; et tous les autres aussi rient en continuant leur bizarre chanson que scandent des coups énergiques. Ils tapent avec ardeur et rient avec malice devant les passants qui s’arrêtent ; et les passants aussi s’égaient, les Arabes parce qu’ils comprennent, les autres parce que le spectacle est drôle ; mais personne assurément ne s’amuse autant que les nègres, car le vieux crie :

— Allons ! Frappons !

Et tous reprennent en montrant leurs dents et en donnant trois coups de pilon :

— Sur la tête du chien de roumi !

Le nègre clame en mimant le geste d’écraser :

— Allons ! Frappons !

Et tous :

— Sur la tête du chien de youte !

Et c’est ainsi que s’élève la ville européenne dans le quartier neuf de Tunis !

Ce quartier neuf ! Quand on songe qu’il est entièrement construit sur des vases peu à peu solidifiées, construit sur une matière innommable, faite de toutes les matières immondes que rejette une ville, on se demande comment la population n’est pas décimée par toutes les maladies imaginables, toutes les fièvres, toutes les épidémies. Et, en regardant le lac, que les mêmes écoulements urbains envahissent et comblent peu à peu, le lac, dépotoir nauséabond, dont les émanations sont telles que, par les nuits chaudes, on a le cœur soulevé de dégoût, on ne comprend même pas que la ville ancienne, accroupie près de ce cloaque, subsiste encore.

On songe aux fiévreux aperçus dans certains villages de Sicile, de Corse ou d’Italie, à la population difforme, monstrueuse, ventrue et tremblante, empoisonnée par des ruisseaux clairs et de beaux étangs limpides, et on demeure convaincu que Tunis doit être un foyer d’infections pestilentielles.

Eh bien non ! Tunis est une ville saine, très saine. L’air infect qu’on y respire est vivifiant et calmant, le plus apaisant, le plus doux aux nerfs surexcités que j’aie jamais respiré. Après le département des Landes, le plus sain de France, Tunis est l’endroit où sévissent le moins toutes les maladies ordinaires de nos pays.

Cela parait invraisemblable, mais cela est. Ô médecins modernes, oracles grotesques, professeurs d’hygiène, qui envoyez vos malades respirer l’air pur des sommets ou l’air vivifié par la verdure des grands bois, venez voir ces fumiers qui baignent Tunis ; regardez ensuite cette terre que pas un arbre n’abrite et ne rafraîchit de son ombre ; demeurez un an dans ce pays, plaine basse et torride sous le soleil d’été, marécage immense sous les pluies d’hiver, puis entrez dans les hôpitaux. Ils sont vides !

Questionnez les statistiques, vous apprendrez qu’on y meurt de ce qu’on appelle, peut-être à tort, sa belle mort beaucoup plus souvent que de vos maladies. Alors vous vous demanderez peut-être si ce n’est pas la science moderne qui nous empoisonne avec ses progrès ; si les égouts dans nos caves et les fosses voisinant avec notre vin et notre eau ne sont pas des distillateurs de mort à domicile, des foyers et des propagateurs d’épidémies plus actifs que les ruisselets d’immondices qui se promènent en plein soleil autour de Tunis ; vous reconnaîtrez que l’air pur des montagnes est moins calmant que le souffle bacillifère des fumiers de ville ici et que l’humidité des forêts est plus redoutable à la santé et plus engendreuse de fièvres que l’humidité des marais putréfiés à cent lieues du plus petit bois.

En réalité, la salubrité indiscutable de Tunis est stupéfiante et ne peut être attribuée qu’à la pureté parfaite de l’eau qu’on boit dans cette ville, ce qui donne absolument raison aux théories les plus modernes sur le mode de propagation des germes morbides.

L’eau du Zagh’ouan, en effet, captée sous terre à quatre-vingts kilomètres environ de Tunis, parvient dans les maisons sans avoir eu avec l’air le moindre contact et sans avoir pu recueillir, par conséquent, aucune graine de contagion.

L’étonnement qu’éveillait en moi l’affirmation de cette salubrité me fit chercher les moyens de visiter un hôpital, et le médecin maure qui dirige le plus important de Tunis voulut bien me faire pénétrer dans le sien. Or, dès que fut ouverte la grande porte donnant sur une vaste cour arabe, dominée par une galerie à colonnes qu’abrite une terrasse, ma surprise et mon émotion furent telles que je ne songeai plus guère à ce qui m’avait fait entrer là.

Autour de moi, sur les quatre côtés de la cour, d’étroites cellules, grillées comme des cachots, enfermaient des hommes qui se levèrent en nous voyant et vinrent coller entre les barreaux de fer des faces creuses et livides. Puis un d’eux, passant sa main et l’agitant hors de cette cage, cria quelque injure. Alors les autres sautillant soudain comme les bêtes des ménageries, se mirent à vociférer, tandis que, sur la galerie du premier étage, un Arabe à grande barbe, coiffé d’un épais turban, le cou cerclé de colliers de cuivre, laissait pendre avec nonchalance sur la balustrade un bras couvert de bracelets et des doigts chargés de bagues. Il souriait en écoutant ce bruit. C’est un fou, libre et tranquille, qui se croit le roi des rois et qui règne paisiblement sur les fous furieux enfermés en bas.

Je voulus passer en revue ces déments effrayants et admirables en leur costume oriental, plus curieux et moins émouvants peut-être, à force d’être étranges, que nos pauvres fous d’Europe.

Dans la cellule du premier, on me permit de pénétrer. Comme la plupart de ses compagnons, c’est le haschisch ou plutôt le kif qui l’a mis en cet état. Il est tout jeune, fort pâle, fort maigre, et me parle en me regardant avec des yeux fixes, troubles, énormes. Que dit-il ? Il me demande une pipe pour fumer et me raconte que son père l’attend.

De temps en temps, il se soulève, laissant voir sous sa gebba et son burnous des jambes grêles d’araignée humaine : et le nègre, son gardien, un géant luisant aux yeux blancs, le rejette chaque fois sur sa natte d’une seule pesée sur l’épaule, qui semble écraser le faible halluciné. Son voisin est une sorte de monstre jaune et grimaçant, un Espagnol de Ribera, accroupi et cramponné aux barreaux et qui demande aussi du tabac ou du kif, avec un rire continu qui a l’air d’une menace.