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Ils sont deux dans la case suivante : encore un fumeur de chanvre, qui nous accueille avec des gestes frénétiques, grand Arabe aux membres vigoureux, tandis que, assis sur ses talons, son voisin, immobile, fixe sur nous des yeux transparents de chat sauvage. Il est d’une beauté rare, cet homme, dont la barbe noire, courte et frisée, rend le teint livide et superbe. Le nez est fin, la figure longue, élégante, d’une distinction parfaite. C’est un M’zabite, devenu fou après avoir trouvé mort son jeune fils, qu’il cherchait depuis deux jours.

Puis en voici un vieux qui rit et nous crie, en dansant comme un ours :

— Fous, fous, nous sommes tous fous, moi, toi, le médecin, le gardien, le bey, tous, tous fous !

C’est en arabe qu’il hurla cela : mais on comprend, tant sa mimique est effroyable, tant l’affirmation de son doigt tendu vers nous est irrésistible. Il nous désigne l’un après l’autre, et rit, car il est sûr que nous sommes fous, lui, ce fou, et il répète :

— Oui, oui, toi, toi, toi, tu es fou

Et on croit sentir pénétrer en son âme un souffle de déraison, une émanation contagieuse et terrifiante de ce dément malfaisant.

Et on s’en va, et on lève les yeux vers le grand carré bleu du ciel qui plane sur ce trou de damnés. Alors, apparaît, souriant toujours, calme et beau comme un roi mage, le seigneur de tous ces fous, l’Arabe à longue barbe, penché sur la galerie, et qui laisse briller au soleil les mille objets de cuivre, de fer et de bronze, clefs, anneaux et pointes, dont il pare avec orgueil sa royauté imaginaire.

Depuis quinze ans, il est ici, ce sage, errant à pas lents, d’une allure majestueuse et calme, si majestueuse, en effet, qu’on le salue avec respect. Il répond, d’une voix de souverain, quelques mots qui signifient : « Soyez les bienvenus ; je suis heureux de vous voir. » Puis il cesse de nous regarder.

Depuis quinze ans, cet homme ne s’est point couché. Il dort assis sur une marche, au milieu de l’escalier de pierre de l’hôpital. On ne l’a jamais vu s’étendre.

Que m’importent à présent, les autres malades, si peu nombreux, d’ailleurs, qu’on les compte dans les grandes salles blanches, d’où l’on voit par les fenêtres s’étaler la ville éclatante, sur qui semblent bouillonner les dômes des koubbas et des mosquées ! je m’en vais troublé d’une émotion confuse, plein de pitié, peut-être d’envie, pour quelques-uns de ces hallucinés, qui contiennent dans cette prison, ignorée d’eux, le rêve trouvé, un jour, au fond de la petite pipe bourrée de quelques feuilles jaunes.

Le soir de ce même jour un fonctionnaire français, armé d’un pouvoir spécial, m’offrit de me faire pénétrer dans quelques mauvais lieux de plaisirs arabes, ce qui est fort difficile aux étrangers.

Nous dûmes d’ailleurs être accompagnés par un agent de la police beylicale, sans quoi aucune porte, même celle des plus vils bouges indigènes, ne se serait ouverte devant nous.

La ville arabe d’Alger est pleine d’agitation nocturne. Dès que le soir vient, Tunis est mort. Les petites rues étroites, tortueuses, inégales, semblent les couloirs d’une cité abandonnée, dont on a oublié d’éteindre le gaz, par places. Nous voici très loin, dans ce labyrinthe de murs blancs ; et on nous fit entrer chez des juives qui dansaient la « danse du ventre ». Cette danse est laide, disgracieuse, curieuse seulement pour les amateurs par la maestria de l’artiste. Trois sœurs, trois filles très parées, faisaient leurs contorsions impures, sous l’œil bienveillant de leur mère, une énorme petite boule de graisse vivante coiffée d’un cornet de papier doré et mendiant pour les frais généraux de la maison, après chaque crise de trépidation des ventres de ses enfants. Autour du salon trois portes entrebâillées montraient les couches basses de trois chambres. J’ouvris une quatrième porte et je vis, dans un lit, une femme couchée qui me parut belle. On se précipita sur moi, mère, danseuses, deux domestiques nègres et un homme inaperçu qui regardait, derrière un rideau, s’agiter pour nous le flanc de ses sœurs. J’allais entrer dans la chambre de sa femme légitime qui était enceinte, de la belle-fille, de la belle-sœur des drôlesses qui tentaient, mais en vain, de nous mêler, ne fût-ce qu’un soir, à la famille.

Pour me faire pardonner cette défense d’entrer, on me montra le premier enfant de cette dame, une petite fille de trois ou quatre ans, qui esquissait déjà la « danse du ventre ».

Je m’en allai fort dégoûté.

Avec des précautions infinies on me fit pénétrer ensuite dans le logis de grandes courtisanes arabes. Il fallut veiller au bout des rues, parlementer, menacer, car si les indigènes savaient que le roumi est entré chez elles, elles seraient abandonnées, honnies, ruinées. Je vis là de grosses filles brunes, médiocrement belles, en des taudis pleins d’armoires à glace.

Nous songions à regagner l’hôtel quand l’agent de police indigène nous proposa de nous conduire tout simplement dans un bouge, dans un lieu d’amour dont il ferait ouvrir la porte d’autorité.

Et nous voici encore le suivant à tâtons dans des ruelles noires inoubliables, allumant des allumettes pour ne pas tomber, trébuchant tout de même en des trous, heurtant les maisons de la main et de l’épaule et entendant parfois des voix, des bruits de musique, des rumeurs de fête sauvage sortir des murs, étouffés, comme lointains, effrayants d’assourdissement et de mystère. Nous sommes en plein dans le quartier de la débauche.

Devant une porte on s’arrête ; nous nous dissimulons à droite et à gauche tandis que l’agent frappe à coups de poing en criant une phrase arabe, un ordre.

Une voix faible, une voix de vieille répond derrière la planche ; et nous percevons maintenant des sons d’instruments et des chants criards de femmes arabes dans les profondeurs de ce repaire.

On ne veut pas ouvrir. L’agent se fâche, et de sa gorge sortent des paroles précipitées, rauques et violentes. A la fin, la porte s’entrebâille, l’homme la pousse, entre comme en une ville conquise, et d’un beau geste vainqueur semble nous dire : « Suivez-moi. »

Nous le suivons, en descendant trois marches qui nous mènent en une pièce basse, où dorment, le long des murs, sur des tapis, quatre enfants arabes, les petits de la maison. Une vieille, une de ces vieilles indigènes qui sont des paquets de loques jaunes nouées autour de quelque chose qui remue, et d’où sort une tête invraisemblable et tatouée de sorcière, essaie encore de nous empêcher d’avancer. Mais la porte est refermée, nous entrons dans une première salle où quelques hommes sont debout, qui n’ont pu pénétrer dans la seconde dont ils obstruent l’ouverture en écoutant d’un air recueilli l’étrange et aigre musique qu’on fait là-dedans. L’agent pénètre le premier, fait écarter les habitués et nous atteignons une chambre étroite, allongée, où des tas d’Arabes sont accroupis sur des planches, le long des deux murs blancs, jusqu’au fond.

Là, sur un grand lit français qui tient toute la largeur de la pièce, une pyramide d’autres Arabes s’étage, invraisemblablement empilés et mêlés, un amas de burnous d’où émergent cinq têtes à turban.

Devant eux, au pied du lit, sur une banquette nous faisant face derrière un guéridon d’acajou chargé de verres, de bouteilles de bière, de tasses à café et de petites cuillers d’étain, quatre femmes assises chantent une interminable et traînante mélodie du Sud, que quelques musiciens juifs accompagnent sur des instruments. Elles sont parées comme pour une féerie, comme les princesses des Mille et Une Nuits, et une d’elles, âgée de quinze ans environ, est d’une beauté si surprenante, si parfaite, si rare, qu’elle illumine ce lieu bizarre, en fait quelque chose d’imprévu, de symbolique et d’inoubliable.