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Ceux-là sont les œuvres raisonnées, étudiées, admirables, de grands architectes sûrs de leurs effets, pieux sans doute, mais artistes avant tout, qu’inspira l’amour des lignes, des formes et de la beauté décorative, autant et plus que l’amour de Dieu. Ici c’est autre chose. Un peuple fanatique, errant, à peine capable de construire des murs, venu sur une terre couverte de ruines laissées par ses prédécesseurs, y ramassa partout ce qui lui parut de plus beau, et, à son tour, avec ces débris de même style et de même ordre, éleva, mû par une inspiration sublime, une demeure à son Dieu, une demeure faite de morceaux arrachés aux villes croulantes, mais aussi parfaite et aussi magnifique que les plus pures conceptions des plus grands tailleurs de pierre.

Devant nous apparaît un temple démesuré, qui a l’air d’une forêt sacrée, car cent quatre-vingts colonnes d’onyx, de porphyre et de marbre supportent les voûtes de dix-sept nefs correspondant aux dix-sept portes.

Le regard s’arrête, se perd dans cet emmêlement profond de minces piliers ronds d’une élégance irréprochable, dont toutes les nuances se mêlent et s’harmonisent, et dont les chapiteaux byzantins, de l’école africaine et de l’école orientale, sont d’un travail rare et d’une diversité infinie. Quelques-uns m’ont paru d’une beauté parfaite. Le plus original peut-être représente un palmier tordu par le vent.

A mesure que j’avance en cette demeure divine, toutes les colonnes semblent se déplacer, tourner autour de moi et former des figures variées d’une régularité changeante.

Dans nos cathédrales gothiques, le grand effet est obtenu par la disproportion voulue de l’élévation avec la largeur. Ici, au contraire, l’harmonie unique de ce temple bas vient de la proportion et du nombre de ces fûts légers qui portent l’édifice, l’emplissent, le peuplent, le font ce qu’il est, créent sa grâce et sa grandeur. Leur multitude colorée donne à l’œil l’impression de l’illimité, tandis que l’étendue peu élevée de l’édifice donne à l’âme une sensation de pesanteur. Cela est vaste comme un monde, et on y est écrasé sous la puissance d’un Dieu. Le Dieu qui a inspiré cette œuvre d’art superbe est bien celui qui dicta le Coran, non point celui des Évangiles.

Sa morale ingénieuse s’étend plus qu’elle ne s’élève, nous étonne par sa propagation plus qu’elle ne nous frappe par sa hauteur.

Partout on rencontre de remarquables détails. La chambre du sultan, qui entrait par une porte réservée, est faite d’une muraille en bois ouvragée comme par des ciseleurs. La chaire aussi, en panneaux curieusement fouillés, donne un effet très heureux, et la mihrab qui indique La Mecque est une admirable niche de marbre sculpté, peint et doré, d’une décoration et d’un style exquis.

A côté de cette mihrab, deux colonnes voisines laissent à peine entre elles la place de glisser un corps humain. Les Arabes qui peuvent y passer sont guéris des rhumatismes d’après les uns ; d’après les autres, ils obtiendraient certaines faveurs plus idéales.

En face de la porte centrale de la mosquée, la neuvième, à droite comme à gauche, se dresse, de l’autre côté de la cour, le minaret. Il a cent vingt-neuf marches. Nous les montons.

De là-haut, Kairouan, à nos pieds, semble un damier de terrasses de plâtre, d’où jaillissent de tous côtés les grosses coupoles éblouissantes des mosquées et des koubbas. Tout autour, à perte de vue, un désert jaune, illimité, tandis que, près des murs, apparaissent çà et là les plaques vertes des champs de cactus. Cet horizon est infiniment vide et triste et plus poignant que le Sahara lui-même.

Kairouan, parait-il, était beaucoup plus grande. On cite encore les noms des quartiers disparus.

Ce sont Drâa-el-Temmar, colline des marchands de dattes ; Drâa-el-Ouiba, colline des mesureurs de blé ; Drâa-el-Kerrouïa, colline des marchands d’épices ; Drâa-el-Gatrania, colline des marchands de goudron ; Derb-es-Mesmar, le quartier des marchands de clous.

Isolée, hors de la ville, distante à peine d’un kilomètre, la zaouïa, ou plutôt la mosquée de Sidi-Sahab (le barbier du Prophète), attire de loin le regard ; nous nous mettons en marche vers elle.

Toute différente de Djama-Kebir, dont nous sortons, celle-ci, nullement imposante, est bien la plus gracieuse, la plus colorée, la plus coquette des mosquées, et le plus parfait échantillon de l’art décoratif arabe que j’aie VU.

On pénètre par un escalier de faïences antiques, d’un style délicieux, dans une petite salle d’entrée pavée et ornée de la même façon. Une longue cour la suit, étroite, entourée d’un cloître aux arcs en fer à cheval retombant sur des colonnes romaines et donnant, quand on y entre par un jour éclatant, l’éblouissement du soleil coulant en nappe dorée sur tous ces murs recouverts également de faïences aux tons admirables et d’une variété infinie. La grande cour carrée où l’on arrive ensuite en est aussi entièrement décolorée. La lumière luit, ruisselle, et vernit de feu cet immense palais d’émail où s’illuminent sous le flamboiement du ciel saharien tous les dessins et toutes les colorations de la céramique orientale. Au-dessus courent des fantaisies d’arabesques inexprimablement délicates. C’est dans cette cour de féerie que s’ouvre la porte du sanctuaire qui contient le tombeau de Sidi-Sahab, compagnon et barbier du Prophète, dont il garda trois poils de barbe sur sa poitrine jusqu’à sa mort.

Ce sanctuaire, orné de dessins réguliers en marbre blanc et noir, où s’enroulent des inscriptions, plein de tapis épais et de drapeaux, m’a paru moins beau et moins imprévu que les deux cours inoubliables par où l’on y parvient.

En sortant, nous traversons une troisième cour peuplée de jeunes gens. C’est une sorte de séminaire musulman, une école de fanatiques.

Toutes ces zaouïas dont le sol de l’Islam est couvert sont pour ainsi dire les œufs innombrables des ordres et confréries entre lesquels se partagent les dévotions particulières des croyants.

Les principales de Kairouan (je ne parle pas des mosquées qui appartiennent à Dieu seul) sont : zaouïa de Si-Mohammed-Elouani ; zaouïa de Sidi-Abd-el-Kader-ed-Djilani, le plus grand saint de l’Islam et le plus vénéré ; zaouïa et-Tidjani ; zaouïa de Si-Hadid-el-Khrangani ; zaouïa de Sidi-Mohammed-ben-Aïssa de Meknès, qui contient des tambourins, des derboukas, sabres, pointes de fer et autres instruments indispensables aux cérémonies sauvages des Aïssaoua.

Ces innombrables ordres et confréries de l’Islam, qui rappellent par beaucoup de points nos ordres catholiques, et qui, placés sous l’invocation d’un marabout vénéré, se rattachent au Prophète par une chaîne de pieux docteurs que les Arabes nomment « Selselat », ont pris, depuis le commencement du siècle surtout, une extension considérable et sont le plus redoutable rempart de la religion mahométane contre la civilisation et la domination européennes.