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Les adeptes, à la suite de chacune des invocations, doivent réciter cent fois de suite ou même plus certaines oraisons.

Ils se forment en cercle pour faire leurs prières particulières. Celui qui les récite, en disant Lui, avance la tête au milieu du rond en l’obliquant à droite, puis il la reporte en arrière, du cote gauche, vers la partie extérieure. Un seul d’entre eux commence à dire le mot Lui ; après quoi tous les autres en chœur, en faisant aller la tête à droite, puis à gauche.

Comparons ces pratiques avec celles des Quadrya.

« S’étant assis, les jambes croisées, ils touchent l’extrémité du pied droit, puis l’artère principale nommée el-Kias qui contourne les entrailles ; ils placent la main ouverte, les doigts écartés, sur le genou, portent la face vers l’épaule droite en disant ha, puis vers l’épaule gauche en disant hou, puis la baissent en disant hi, puis recommencent. Il importe, et cela est indispensable, que celui qui les prononce s’arrête sur le premier de ces noms aussi longtemps que son haleine le lui permet ; puis, quand il s’est purifié, il appuie de la même manière sur le nom de Dieu, tant que son âme peut être sujette au reproche ; ensuite il articule le nom hou quand la personne est disposée à l’obéissance ; enfin, lorsque l’âme a atteint le degré de perfection désirable, il peut dire le dernier nom hi. »

Ces prières, qui doivent amener l’anéantissement de l’individualité de l’homme, absorbé dans l’essence de Dieu (c’est-à-dire l’état à la suite duquel on arrive à la contemplation de Dieu en ses attributs), s’appellent ouerd-debered.

Mais parmi toutes les confréries algériennes, c’est assurément celle des Aïssaoua qui attire le plus violemment la curiosité des étrangers.

On sait les pratiques épouvantables de ces jongleurs hystériques qui, après s’être entraînés à l’extase en formant une sorte de chaîne magnétique et en récitant leurs prières, mangent les feuilles épineuses des cactus, des clous, du verre pilé, des scorpions, des serpents. Souvent ces fous dévorent avec des convulsions affreuses un mouton vivant, laine, peau, chair sanglante et ne laissent à terre que quelques os. Ils s’enfoncent des pointes de fer dans les joues ou dans le ventre ; et on trouve après leur mort, quand on fait leur autopsie, des objets de toute nature entrés dans les parois de l’estomac.

Eh bien ! On rencontre dans les textes des Aïssaoua les plus poétiques prières et les plus poétiques enseignements de toutes les confréries islamiques.

Je cite d’après M. le commandant Rinn quelques phrases seulement :

« Le prophète dit un jour à Abou-Dirr-el-R’ifari : Ô Abou-Dirr ! le rire des pauvres est une adoration ; leurs jeux, la proclamation de la louange de Dieu ; leur sommeil, l’aumône. »

Le cheik a encore dit :

« Prier et jeûner dans la solitude et n’avoir aucune compassion dans le cœur, cela s’appelle, dans la bonne voie, de l’hypocrisie.

L’amour est le degré le plus complet de la perfection. Celui qui n’aime pas n’est arrivé à rien dans la perfection. Il y a quatre sortes d’amour : l’amour par l’intelligence, l’amour par le cœur, l’amour par l’âme, l’amour mystérieux... »

Qui donc a jamais défini l’amour d’une manière plus complète, plus subtile et plus belle ?

On pourrait multiplier à l’infini les citations.

Mais, à côté de ces ordres mystiques qui appartiennent aux grands rites orthodoxes musulmans, existe une secte dissidente, celle des Ibadites ou Beni-Mzab, qui présente des particularités fort curieuses.

Les Beni-Mzab habitent, au sud de nos possessions algériennes, dans la partie la plus aride du Sahara, un petit pays, le Mzab, qu’ils ont rendu fertile par de prodigieux efforts.

On retrouve avec stupéfaction, dans la petite république de ces puritains de l’Islam, les principes gouvernementaux de la commune socialiste, en même temps que l’organisation de l’Église presbytérienne en Écosse. Leur morale est dure, intolérante, inflexible. Ils ont l’horreur de l’effusion du sang et ne l’admettent que pour la défense de la foi. La moitié des actes de la vie, le contact accidentel ou volontaire de la main d’une femme, d’un objet humide, sale ou défendu, sont des fautes graves qui réclament des ablutions particulières et prolongées.

Le célibat, qui pousse à la débauche, la colère, les chants, la musique, le jeu, la danse, toutes les formes du luxe, le tabac, le café pris dans un établissement public, sont des péchés qui peuvent faire encourir, si on y persévère, une redoutable excommunication appelée la tebria.

Contrairement à la doctrine de la plupart des congréganistes musulmans, qui déclarent les pratiques pieuses, les oraisons et l’exaltation mystique suffisantes pour sauver le fidèle, quels que soient ses actes, les Ibadites n’admettent le salut éternel de l’homme que par la pureté de sa vie. Ils poussent à l’excès l’observation des prescriptions du Coran, traitent en hérétiques les derviches et les fakirs, ne croient pas valable auprès de Dieu, maître souverainement juste et inflexible, l’intervention des prophètes ou saints, dont cependant ils vénèrent la mémoire. Ils nient les inspirés et les illuminés, et ne reconnaissent pas même à l’iman le droit d’amnistier son semblable, car Dieu seul peut être juge de l’importance des fautes et de la valeur du repentir. Les Ibadites sont d’ailleurs des schismatiques, qui appartiennent au plus ancien des schismes de l’Islam, et descendent des assassins d’Ali, gendre du Prophète.

Mais les ordres qui comptent en Tunisie le plus d’adhérents semblent être en première ligne, avec les Aïssaoua, ceux des Tidjanya et des Quadrya, ce dernier fondé par Abd-el-Kader-el-Djinani, le plus saint homme de l’islam, après Mohammed.

Les zaouïas de ces deux marabouts, que nous visitons après celle du Barbier, sont loin d’atteindre l’élégance et la beauté des deux monuments que nous avons vus d’abord.

* * *

16 décembre.

La sortie de Kairouan vers Sousse augmente encore l’impression de tristesse de la ville sainte.

Après de longs cimetières, vastes champs de pierres, voici des collines d’ordures faites des détritus de la ville, accumulés depuis des siècles ; puis recommence la plaine marécageuse, où on marche souvent sur des carapaces de petites tortues, puis toujours la lande où pâturent des chameaux. Derrière nous, la ville, les dômes, les mosquées, les minarets se dressent dans cette solitude morne comme un mirage du désert, puis peu à peu s’éloignent et disparaissent. Après plusieurs heures de marche, la première halte a lieu près d’une koubba, dans un massif d’oliviers, nous sommes à Sidi-L’Hanni, et je n’ai jamais vu le soleil faire d’une coupole blanche une plus étonnante merveille de couleur. Est-elle blanche ? – Oui, blanche à aveugler ! Et pourtant la lumière se décompose si étrangement sur ce gros œuf, qu’on y distingue une féerie de nuances mystérieuses, qui semblent évoquées plutôt qu’apparues, illusoires plus que réelles, et si fines, si délicates, si noyées dans ce blanc de neige qu’elles ne s’y montrent pas tout de suite, mais après l’éblouissement et la surprise du premier regard. Alors on n’aperçoit plus qu’elles, si nombreuses, si diverses, si puissantes et presque invisibles pourtant ! Plus on regarde, plus elles s’accentuent. Des ondes d’or coulent sur ces contours, secrètement éteintes dans un bain lilas léger comme une buée, que traversent par places des traînées bleuâtres. L’ombre immobile d’une branche est peut-être grise, peut-être verte, peut-être jaune ? Je ne sais pas. Sous l’abri de la corniche, le mur, plus bas, me semble violet : et je devine que l’air est mauve autour de ce dôme aveuglant qui me parait à présent presque rose, oui, presque rose, quand on le contemple trop, quand la fatigue de son rayonnement mêle tous ces tons si fins et si clairs qu’ils affolent les yeux. Et l’ombre, l’ombre de cette koubba sur ce sol, de quelle nuance est-elle ? Qui pourra le savoir, le montrer, le peindre ? Pendant combien d’années faudra-t-il tremper nos yeux et notre pensée dans ces colorations insaisissables, si nouvelles pour nos organes instruits à voir l’atmosphère de l’Europe, ses effets et ses reflets avant de comprendre celles-ci, de les distinguer et de les exprimer jusqu’à donner à ceux qui regarderont les toiles où elles seront fixées par un pinceau d’artiste la complète émotion de la vérité ?