— Judith ? Que devient-elle ?
— Toujours la même.
— A-t-elle un homme dans sa vie ?
Avec une question pareille, il devrait réagir.
— Elle en a plusieurs, soupira-t-il.
Mauvais choix.
— Et Abby et Jack ? Ils vont bien ?
Là, j’étais sûre de ne pas me tromper. Pour la première fois, il fuit mon regard. Il se gratta la barbe, s’agita légèrement et attrapa son paquet de cigarettes dans sa poche.
— Que se passe-t-il, Edward ?
— Jack va bien…
— Et Abby ?
— Je reviens.
Il sortit et alluma une cigarette. J’en attrapai une à mon tour et le rejoignis.
— Toi non plus, tu n’as pas arrêté, observa-t-il, un rictus aux lèvres.
— Aucune raison de le faire… mais ce n’est pas de notre consommation de tabac respective que nous parlions.
Je me campai face à lui.
— Edward, regarde-moi.
Il m’obéit. Je compris que ce que j’allais entendre n’allait pas être agréable.
— Abby ? Elle va bien, n’est-ce pas ?
Le contraire était inenvisageable, je la revoyais sur son vélo le jour où je l’avais rencontrée, pétillante malgré son âge.
— Elle est malade.
— Mais… elle va guérir ?
— Non.
Je mis la main devant ma bouche. Abby était le socle de cette famille, si maternelle, si bienveillante, si généreuse. Je me souvenais d’elle lorsqu’elle me trouvait trop maigre et qu’elle me fourrait des tranches de carrot cake presque de force dans la bouche. Je pouvais encore sentir sa dernière étreinte quand je lui avais dit au revoir, et qu’elle m’avait répondu : « Donne-nous de tes nouvelles. » Sans que je le réalise sur le moment, Abby avait eu un impact considérable sur mon début de guérison, et je l’avais laissée de côté.
J’essayais de reprendre contenance lorsque je découvris Olivier près de nous. Edward remarqua mon inattention, et se retourna. Ils se serrèrent la main, et Olivier déposa un baiser discret sur mes lèvres.
— Ça va ? m’interrogea-t-il.
— Pas terrible. Edward vient de m’apprendre une très mauvaise nouvelle, Abby ne va pas bien du tout.
— Je suis désolé, dit-il à Edward. Je vous laisse, alors, vous serez mieux pour parler en tête à tête.
Il caressa ma joue et rejoignit Félix à l’intérieur des Gens. Je le suivis du regard, puis me tournai vers Edward, qui me dévisageait. Mon estomac était noué, je levai les yeux au ciel en soufflant avant de pouvoir m’adresser à nouveau à lui :
— Dis-m’en plus, s’il te plaît…
Il secoua la tête, et resta silencieux.
— Ce n’est pas possible… Je ne peux pas croire ce que tu viens de…
— Elle sera heureuse de savoir que tu vas bien. Elle n’a jamais cessé de s’inquiéter pour toi.
— Je voudrais faire quelque chose… je pourrai prendre de ses nouvelles ?
Il m’envoya un regard ombrageux.
— Je lui dirai que je t’ai vue, ça suffira.
Il consulta sa montre.
— Je dois y aller.
Il laissa la porte ouverte le temps de récupérer son sac et de saluer Félix et Olivier. Quand il revint vers moi, je me lançai :
— J’ai une question à te poser avant que tu partes.
— Je t’écoute.
— Ça n’a rien à voir avec Abby, mais j’ai besoin de savoir. J’ai essayé de t’appeler deux fois, il y a plusieurs mois, je t’ai même laissé un message. L’as-tu eu ?
Il s’alluma une nouvelle cigarette, et me regarda droit dans les yeux.
— Oui.
— Et pourquoi tu n’as…
— Diane, il n’y a plus de place pour toi dans ma vie depuis longtemps…
Il me laissa moins de cinq secondes pour encaisser le coup.
— Olivier semble être quelqu’un de bien. Tu as bien fait de refaire ta vie.
— Je ne sais pas quoi te dire…
— Ne dis rien, alors.
Je fis un pas vers lui, mais me ravisai au dernier moment.
— Au revoir, Diane.
Sans me laisser le temps de lui répondre, il tourna les talons. Je ne le quittai pas des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse en bas de la rue. Je luttais contre les larmes. Une image utopique se fissurait dans mes souvenirs. Lorsque je pensais à Mulranny, rien n’avait changé : Abby joyeuse, Jack solide, Edward seul, avec son chien et ses photos. Comment avais-je pu imaginer que la vie ne continuerait pas sans moi ? Étais-je égocentrique à ce point ? Mais cette vie avec Abby malade et condamnée, c’était inacceptable. J’avais envie de pleurer pour elle, sa douleur, sa perte, pour Edward qui n’était plus véritablement le même, parce que je comprenais que mon Irlande n’existait plus. Comme si, jusque-là, je nourrissais un espoir inconscient de belles retrouvailles, de bonnes nouvelles…
C’était fini. J’avais Olivier désormais, et Edward avait une femme dans sa vie. Nous avions, chacun de son côté, tourné la page. Mais Abby… comment ne pas penser à elle ?
— 5 —
Notre escapade en amoureux tombait à pic. Sans le savoir, Olivier avait bien fait les choses en décidant de m’emmener dans les calanques ; le soleil, la chaleur, l’accent chantant, le rosé frais, et mon maillot de bain remettraient les choses à leur place.
Ces quatre jours furent une parenthèse enchantée où je ne pus que davantage m’attacher à lui. Il anticipait toutes mes envies, chacun de ses actes, de ses gestes était doux, chacune de ses paroles était délicate. Il voulait que je me repose, si bien que nous fîmes l’impasse sur une exploration effrénée de la région. Je redécouvris le sens du mot « vacances », grâce aux longues siestes que je m’accordais, aux baignades, aux dîners au resto. Nous prenions le temps de ne rien faire, ensemble, c’était bon. J’en oubliai presque Les Gens.
Nous repartions déjà le lendemain. Nous déjeunions en terrasse quand mon esprit vagabonda et se demanda si Félix s’en sortait.
— À quoi penses-tu, Diane ?
— À Félix, lui répondis-je en riant.
— Tu t’inquiètes ?
— Un peu…
— Téléphone-lui.
— Non, je peux attendre vingt-quatre heures de plus.
— Tu mérites déjà les félicitations du jury, pour n’y songer que maintenant ! Je m’attendais à ce que ça vienne vraiment plus tôt. Ne te gêne pas pour moi.
— Merci ! Je l’appellerai sur la plage, ça le fera enrager !
Olivier éclata de rire.
— Je ne te connaissais pas sadique.
— Il adore, je n’y peux rien… on reprend un verre !
Une heure plus tard, je rôtissais au soleil pendant qu’Olivier se baignait. Comme les deux jours précédents, il avait pris la précaution de nous dénicher des rochers inaccessibles aux enfants, je ne risquais pas de crises d’angoisse. Je sentais ma peau chauffer, j’aimais ça, et j’aimais surtout le hâle qui me donnait une mine éclatante ; je n’avais pas connu ça depuis mes dernières vacances en famille. Et une chose me rendait particulièrement heureuse : l’absence totale de culpabilité. Place à la jubilation !
— Les Gens heureux ne branlent rien au mois de juillet, j’écoute !
Cela faisait bien longtemps que je ne relevais plus les déclinaisons des Gens…
— Félix, si tu me voyais ! Je suis dorée comme une frite, légèrement pompette grâce à un petit côtes-de-provence bien frais, et je ne vais pas tarder à aller nager avec mon amoureux.
— Qui est cette inconnue qui me parle ?
— L’unique, la seule, ta patronne !
— Alors, comme ça, tu t’éclates comme une petite folle ?
— Oui. Et toi, Les Gens sont encore debout ?
— J’ai évité l’incendie, l’inondation et le cambriolage, donc, on peut dire que je m’en sors.