— Parce que tu fais comme ma maman…
Les enfants avaient un sixième sens pour trouver la fêlure. Ce petit garçon me prouvait que mes gestes, mes paroles étaient imprimés, marqués au fer rouge par la maternité, par celle que j’avais été, que je le veuille ou non.
— J’étais maman avant…
— Pourquoi avant ?
— Ma fille, Clara… elle est partie comme ta maman.
— Tu crois qu’elles sont ensemble ?
— Peut-être.
— Maman, elle est gentille avec elle, t’inquiète pas.
Je le serrai contre moi, et le berçai en pleurant silencieusement.
— Je peux encore avoir la chanson ?
Je rechantai. Sa respiration s’apaisa.
Une heure passa avant que j’entende la porte d’entrée s’ouvrir. Edward m’appela, je ne lui répondis pas, de crainte de réveiller Declan que je n’avais pas lâché une seule seconde. Edward monta quatre à quatre l’escalier, et se figea sur le seuil de la chambre de son fils. Il prit appui au chambranle de la porte, serra les poings, leva les yeux au ciel, cherchant certainement à échapper à cette scène. Lui aussi souffrait de la situation. Je compris l’utilité du fauteuil dans la chambre, il devait passer ses nuits, là, à le veiller. Du regard, je lui intimai l’ordre de se taire. Dans son sommeil, Declan lutta légèrement lorsque je me détachai de lui. Je calai au plus près de son visage l’écharpe de sa mère, et me retins de déposer un baiser sur son front. J’en avais fait assez. Je passai devant Edward, hagarde. Il me suivit jusqu’au rez-de-chaussée. J’enfilai mon blouson et ouvris la porte d’entrée. Je lui tournais le dos quand il se décida à parler.
— Je suis désolé d’être rentré si tard. J’aurais voulu t’épargner ça.
— Il faut que je m’en aille.
— Merci pour Declan.
Toujours sans lui faire face, je balayai ses remerciements d’un mouvement de la main.
— Diane, regarde-moi.
— Non.
Il m’attrapa délicatement par le bras, me retourna et me découvrit, ravagée par les larmes.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Que t’arrive-t-il ?
Il allait prendre mon visage entre ses grandes mains quand je me dégageai vivement.
— Ne me touche pas s’il te plaît… Rien, il ne s’est rien passé. Declan a été adorable.
Je courus jusqu’à ma voiture et roulai à toute vitesse vers chez Abby et Jack. Je restai de longues minutes effondrée sur mon volant. Les enfants apportaient trop de souffrance, trop de chagrin, vivants comme morts. La douleur de Declan m’était insupportable, j’aurais tant voulu l’aider, mais c’était au-dessus de mes forces, et je refusais de trahir Clara. Elle allait croire que je l’abandonnais encore une fois. Je l’avais abandonnée en la laissant partir en voiture, je l’avais abandonnée en n’allant pas lui dire au revoir, je ne pouvais pas l’abandonner en jouant à ça avec Declan ou n’importe quel enfant. Je n’en avais pas le droit.
En arrivant dans le séjour, je trouvai Abby, en robe de chambre, assise dans un rocking-chair devant un feu de cheminée. Elle me fit signe d’approcher, je titubai jusqu’à elle, m’écroulai par terre et posai ma tête sur ses genoux. Elle me caressait les cheveux, je fixais les flammes.
— Je veux ma fille, Abby.
— Je sais… tu es courageuse. Tu as dû faire beaucoup de bien à Declan.
— Il a tellement mal.
— Comme toi.
Plusieurs minutes passèrent.
— Et toi, tes rendez-vous ?
— Je suis fatiguée, je m’éteins tranquillement.
Je serrai plus étroitement ses genoux.
— Non, pas toi… Tu n’as pas le droit de nous laisser.
— C’est normal que je m’en aille, Diane. Et puis je veillerai sur eux tous. Tranquillise-toi. Pleure maintenant, ça soulage.
Le lendemain, je décidai de passer la journée avec Abby et Jack. J’éprouvais le besoin de me concentrer sur la raison essentielle de mon séjour à Mulranny et pas sur Declan et son père. Les jours défilaient à toute vitesse ; mon temps aux côtés d’Abby était compté. Judith arrivait dans moins de vingt-quatre heures, ensuite, ça sentirait la fin. Elle était fatiguée par sa journée de la veille, aussi nous restâmes toute la journée à la maison. En fin d’après-midi, Jack partit marcher sur la plage, il ne pouvait passer une journée entière enfermé chez lui, l’appel du grand air était plus fort que tout.
Nous étions installées toutes les deux dans le séjour, une tasse de thé à la main, quand elle m’interrogea :
— Quels sont tes projets ?
— Oh… je ne sais pas trop… je crois que je vais continuer comme ça. Je suis bien dans mon café, j’en suis propriétaire, maintenant…
— Et ton petit fiancé ?
Elle me souriait.
— Olivier n’est pas mon fiancé, Abby.
— Ah, les jeunes d’aujourd’hui ! Tu es heureuse avec lui ? Il est gentil avec toi, au moins ?
— Je n’aurais pas pu trouver plus gentil ni plus respectueux que lui.
— C’est une bonne chose… J’espère qu’Edward trouvera le même bonheur que toi…
Elle riva son regard au mien. Je savais à quoi elle pensait, et je refusais d’avoir cette conversation.
— S’il te plaît, Abby…
— Ne t’inquiète pas, je ne t’embêterai pas. Mais nous nous faisons tellement de souci pour lui et pour Declan. Edward a beaucoup souffert de la perte de sa mère, et du comportement odieux de mon frère, son père… Quand je le vois aujourd’hui… Je sais ce qu’il va faire pour ne pas commettre les mêmes erreurs : il va s’oublier au profit de son fils.
— Il est fort, je suis certaine qu’il s’en sortira…
Son attachement profond à Edward et à Judith était aussi charnel que celui d’une mère pour ses enfants. Une question me brûlait les lèvres.
— C’est parce que vous vous êtes occupés d’eux que vous n’avez pas eu d’enfant à vous, avec Jack ?
— Non… ça remonte à si loin, et pourtant…
Son regard se perdit dans le vague, et fut traversé par une vague de tristesse.
— Nous avons perdu deux bébés. Je n’ai pas eu la chance de vivre avec eux, mais ta souffrance pour ta petite fille, je la comprends…
Les larmes me montèrent aux yeux.
— Abby, je suis désolée, je n’aurais pas dû…
— Tu as bien fait… nous avons un point commun toutes les deux, et je sais qu’il est temps que je t’en parle. Avant, quand tu habitais ici, cela aurait été prématuré, mais aujourd’hui… peut-être que ça t’aidera…
— Comment as-tu fait pour t’occuper de ces enfants qui n’étaient pas les tiens ?
— Il y en a eu, des cris et des pleurs ! Les premiers temps, je ne m’autorisais pas à être la mère de Judith, je ne voulais être que sa tante, et surtout, je ne voulais pas être une voleuse d’enfants. Je restais détachée d’elle. Elle me facilitait les choses en étant un bébé tranquille, trop tranquille. Elle ne pleurait pas, ne réclamait rien, elle aurait pu rester dans son lit sans se faire entendre. Quand on voit ce qu’elle est devenue…
Elle s’interrompit pour rire. J’en fis autant. Imaginer Judith calme et discrète paraissait aberrant.
— Avec Edward, c’était autre chose… Il nous provoquait, il piquait colère sur colère, cassait tout…
Rien d’anormal.
— Jack savait le prendre en main, moi, j’étais passive, je ne voulais pas voir qu’il m’appelait au secours pour sa sœur et pour lui.
— Que s’est-il passé pour que les choses changent ?
— Mon merveilleux Jack… Un soir, après une énième crise d’Edward, il a menacé de les rendre à mon frère, puisque finalement je n’avais pas envie de m’occuper d’eux. Pour l’unique fois de notre vie, nous avons fait chambre à part, cette nuit-là. J’ai compris que j’allais tout perdre : mon mari et mes enfants — parce que, oui, ils étaient mes enfants. Le bon Dieu me les avait envoyés et personne ne me traitait de voleuse…