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— Tu es une femme incroyable…

— Pas plus qu’une autre… tu y arriveras toi aussi.

— Je ne crois pas…

— Laisse la vie faire son œuvre.

Abby et Jack consacrèrent la soirée à me faire partager leurs souvenirs à travers leurs albums photo. Je découvrais l’histoire de cette famille.

— 7 —

J’entendis Judith avant de la voir.

— Elle est où, la pétasse ? cria-t-elle depuis l’entrée.

— On t’avait prévenue qu’elle était en forme ! me dit Jack alors que nous étions dans le salon.

Je me levai du canapé pour assister à son débarquement. Elle me repéra, me pointa du doigt, en répétant : « Toi, toi, toi ! » Puis, sans m’épargner son regard perçant, elle claqua un gros baiser sur la joue de Jack avant de foncer dans ma direction.

— Toi, espèce de petite… tu n’es qu’une… et puis merde !

Elle se jeta sur moi, et me serra fort contre elle.

— Tu vas t’en prendre plein la gueule, tu le sais, ça ?

— Toi aussi, tu m’as manqué, Judith.

Elle me lâcha, renifla, et me prit par les épaules en me détaillant de la tête aux pieds.

— Tu t’es remplumée ! Waouh !

— Et toi, tu es toujours aussi spectaculaire !

— J’entretiens la légende.

C’était la stricte vérité. Judith était splendide, avec un sex-appeal de feu, une espièglerie dans le regard qui devait désarçonner le plus dur des hommes. Même son frère se faisait piéger. Abby nous rejoignit, et nous enlaça. Judith me fit un clin d’œil, tendre et complice.

— J’ai mes deux filles avec moi.

Mon malaise dut paraître évident.

— Ne fais pas cette tête-là, Diane. C’est bien vrai, ce que dit Abby. En plus, tu as été à deux doigts d’être ma sœur…

J’avais oublié à quel point elles étaient terribles lorsqu’elles se liguaient. Nous éclatâmes de rire toutes les trois.

La journée se déroula à l’image de ces retrouvailles. Nous alternions rires, larmes et piques de Judith à mon encontre. Avec elle, nous partagions les tâches de l’intendance pour soulager Abby. Celle-ci semblait avoir rajeuni de dix ans, toute trace de maladie avait disparu en quelques heures : son visage était détendu, elle avait retrouvé tout son peps et ne paraissait plus oppressée. Judith et moi dûmes batailler pour qu’elle nous laisse gérer la préparation du dîner, tant elle se trouvait en forme. Ce soir-là, nous serions deux de plus : Edward et Declan se joignaient à nous. Je refusais de m’en préoccuper.

Une grande partie de l’après-midi fut consacrée à la préparation du repas ; je pris un cours de gastronomie irlandaise en apprenant à faire le pain noir et le véritable irish stew. À cet instant, je me dis qu’elles avaient raison : j’étais avec ma mère et ma sœur. Ma sœur avec qui je faisais des bêtises comme si nous avions quinze ans, et notre mère qui nous remontait les bretelles. Jack essayait bien de temps en temps de pénétrer dans notre antre féminin, mais, invariablement, il rebroussait chemin.

Judith sortit son smartphone pour immortaliser ce moment. Abby se prêta au jeu en riant, j’en fis autant. Il y eut des selfies de nous trois en rafale. J’étais en train de faire l’imbécile lorsque la porte s’ouvrit sur Declan et Edward.

— Judith ! cria Declan.

— Eh, mon morveux préféré ! Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Bonjour, tante Judith, lui répondit-il docilement, avant de se jeter à son cou.

Cette phrase me déclencha un tel fou rire que je me pliai en deux. Je n’avais pas eu une barre au ventre de cette puissance depuis des années.

— Quelqu’un a déjà vu Diane dans cet état ? s’interrogea Abby, en riant elle aussi.

— C’est la faute de Judith ! réussis-je à dire. Tu n’as pas honte, toi qui mets les pieds sur la table, de te faire appeler comme ça ?

— Attends, j’essaie d’être classe.

Edward me suivit en riant à son tour. Depuis que je l’avais revu, c’était la première fois que je le voyais un peu détendu et souriant. Je préférai détourner le regard. Mes yeux tombèrent sur Declan qui me fixait, toujours accroché au cou de Judith. Il me fit un grand sourire et un signe de la main.

— Bonjour, Declan, lui dis-je de loin.

— Bon, les enfants, on se remet au travail ! Les filles, on cuisine, Edward, tu nous fais de vraies photos ! ordonna Abby.

Il la regarda comme une extraterrestre.

— Pour une fois, utilise ton talent pour la famille. Fais-moi plaisir.

— C’est bien parce que c’est toi, bougonna-t-il.

Il allait quitter la cuisine quand Declan l’interpella :

— Papa, attends !

Tous les regards convergèrent vers lui. Il faisait l’asticot dans les bras de Judith pour retrouver le plancher des vaches. Elle finit par le lâcher.

— Je peux t’aider ? lui demanda-t-il en s’approchant de lui.

— Viens avec moi à la voiture.

Au sourire qu’il adressa à son père, on voyait à quel point il l’aimait déjà. Quelques minutes plus tard, il était l’assistant d’Edward et lui tendait le matériel exigé. Les pitreries de Judith et le simple plaisir de rendre Abby heureuse suffirent à occulter le malaise causé en moi par leur présence, ou en tout cas à composer avec. Jack nous rejoignit lui aussi, et nous servit de la Guinness. Il s’assit et trinqua avec sa femme. Declan tournait autour de la table en riant. Judith rangea tout le bazar, et je pris en charge la plonge. Nous parlions tous en même temps, de tout, de rien, simplement animés par la joie d’être là. Lorsque j’eus fini la vaisselle, je pris appui contre le plan de travail et bus ma bière. Je croisai le regard d’Edward sur moi — ce fut comme un moment suspendu. J’aurais voulu détourner les yeux, j’en étais incapable. À quoi pouvait-il penser ? De mon côté, impossible d’y voir clair dans ce qui me traversait l’esprit. Et puis, d’un coup, sa mâchoire se crispa, la bulle éclata. Il chercha son fils ; Declan fixait comme un trésor l’appareil photo de son père posé sur le buffet.

— N’y touche pas, c’est fragile.

La déception se lisait sur son visage de petit garçon. Elle fut encore plus grande quand Edward partit ranger son matériel dans sa voiture sans lui demander son aide et sans dire un mot à quiconque. Son absence s’éternisa et sembla inquiéter Declan. Il fixait la porte de la cuisine, sursautait au moindre bruit, comme sur le qui-vive. Lorsqu’il entendit son père rentrer dans la maison, son visage se détendit et il retrouva le sourire.

En passant à table, Declan exigea que je m’assoie à côté de lui. Je n’avais aucune parade en stock pour refuser. Après tout, je n’étais plus à ça près. Edward s’apprêtait à le rabrouer, je l’en empêchai.

— Tout va bien, lui dis-je en souriant.

L’ambiance du dîner fut drôle, conviviale et familiale. La vie n’avait épargné personne à cette table, eux encore moins dernièrement, avec la maladie d’Abby. Et pourtant, chacun faisait en sorte de rebondir, de vivre avec, de se contenter de petits moments heureux ; un mélange d’instinct de survie et de fatalité. Ils m’avaient accueillie avec mes casseroles, et continuaient à le faire. J’étais parmi eux et j’étais bien. Cependant, une part de moi aurait préféré se sentir moins à son aise ; la séparation allait être difficile, je le savais déjà. Autant il m’était nécessaire pour progresser dans ma vie à Paris d’être sûre que nous avions fait table rase du passé, autant il serait compliqué de penser à eux de loin. C’était l’effet pervers de ces retrouvailles. Judith me sortit de mes pensées :