— Regarde-moi, Declan.
Il s’écarta très légèrement de moi. J’eus l’impression de croiser le regard de son père. Je chassai cette image de mon esprit et me concentrai sur l’enfant qu’il était. J’essuyai ses joues avec mes mains.
— Il n’est pas parti. On va le retrouver après le petit déjeuner, ça te va ?
Il hocha la tête.
— Viens à table.
D’instinct, il s’assit à côté de moi. Les assiettes étaient servies, les tasses remplies. Declan restait recroquevillé sur lui-même.
— Tout va bien, je te l’ai dit. Fais-moi confiance. Mange, maintenant.
Durant notre petite conversation, je n’avais pas prêté attention à ce qui se passait. Tout le monde nous fixait. Abby me sourit doucement. Je fis le choix de ne pas réagir et plantai ma fourchette dans mes œufs brouillés.
Une heure plus tard, Judith me laissa conduire le Range. En me garant devant le cottage d’Edward, je l’aperçus sur la plage avec son chien, une cigarette aux lèvres. Declan était surexcité à l’arrière de la voiture, et Judith ouvrit sa portière à toute vitesse. Il fila comme l’éclair en courant vers son père, qui se retourna en l’entendant l’appeler. Declan sauta dans ses bras, Edward le souleva, et le serra contre lui. Puis il le reposa, se mit à sa hauteur, lui ébouriffa les cheveux et engagea la conversation. Declan faisait de grands gestes pour lui expliquer quelque chose, pendant que Postman Pat jappait autour d’eux. Edward, tout en calmant le chien, souriait à son fils, un vrai sourire comme il était capable d’en faire, il était heureux, soulagé. Assister à cette scène me bouleversa, ils étaient si beaux tous les deux, et touchants. Edward était vraiment devenu un père, je n’avais plus de doutes. Il était gauche, pudique, mais viscéralement attaché à son enfant. À cet instant, je sentais que plus rien d’autre ne comptait pour lui que d’avoir retrouvé son petit garçon. Comme je le comprenais… Il devait vraiment être épuisé pour nous l’avoir laissé la nuit passée. La séparation semblait aussi difficile pour l’un que pour l’autre. Je restai en retrait le temps que mes larmes refluent, tandis que Judith les rejoignait. Le frère et la sœur échangèrent une accolade. Je marchai lentement vers eux. Judith s’éloigna en courant sur la plage, rapidement suivie par Declan et Postman Pat. On pouvait se demander, de la tante ou du neveu, qui était l’enfant. J’arrivai près d’Edward et lui tendis ses clés de voiture. Une nuit ne suffirait pas à le requinquer.
— Je ne te l’ai pas abîmée.
— Je te fais confiance. On marche un peu ?
— Oui.
Nous parcourûmes plus de cent mètres sans dire un mot, les mains dans les poches ; j’entendais au loin les cris joyeux de Declan et les aboiements du chien.
— Viens, on va se mettre là, c’est le point de vue idéal pour assister au cirque de Judith.
Nous nous assîmes côte à côte sur un rocher qui surplombait la plage.
— Comment savoir s’il va bien ?
Je le regardai, il fixait intensément son fils.
— Quand tu le prends dans tes bras comme ce matin, il va bien, il sait qu’il a un père. Quand il n’arrive pas à s’endormir parce qu’il veut sa mère, il va très mal.
— Je suis vraiment désolé que tu aies eu à vivre ça.
— Arrête, ce n’est pas ça l’important.
— Que lui as-tu dit ? C’est la seule nuit où il n’a pas fait de cauchemars depuis qu’il est avec moi.
— Pas grand-chose, je lui ai simplement parlé de Clara. C’est tout.
Ma voix flancha légèrement, j’allumai une cigarette en tremblant. Edward me laissa quelques minutes pour me reprendre avant de poursuivre :
— Depuis qu’on se connaît, tu es la seule à ne pas chercher à m’épargner, alors je compte sur toi. Dis-moi ce que je fais de mal avec lui ? Je veux qu’il aille bien, qu’il oublie, je ne veux pas qu’il finisse comme moi.
Ma main attrapa la sienne et la serra, comme si elle agissait en parfaite indépendance de mon esprit.
— Il n’oubliera jamais, mets-toi bien ça dans la tête. Une maman, comme un enfant, ça ne s’oublie pas. Tu ne fais rien de mal avec lui. Tu apprends, c’est tout. Je n’ai pas de conseil à te donner. Tous les parents font des erreurs. Donnez-vous le temps de vous apprivoiser. La seule chose que je sais, c’est que Declan te regarde comme un demi-dieu, et qu’il est terrifié à l’idée de te perdre. Je te connais… tu n’es pas un grand bavard, mais rassure-le tant que tu peux. Passe du temps avec lui… apprends-lui la photo, c’est magique pour lui quand tu as ton appareil entre les mains, enfin, c’est ce que j’ai vu hier… Et… s’il finit comme toi, il aura beaucoup de chance.
Une dernière pression autour de sa main, et je la lâchai. Je me levai, descendis du rocher, et m’approchai des vagues. Je regardai Judith et Declan au loin, consciente de la présence d’Edward dans mon dos. Je soufflai un grand coup. Le vent fouettait mon visage. Décidément, je ne reviendrais pas indemne de ce séjour.
— Tu pars quand ? me demanda-t-il, alors que je ne l’avais pas entendu arriver derrière moi.
— Après-demain.
— On passera te dire au revoir après l’école.
— Si tu veux.
Il s’éloigna, je le suivis des yeux tandis qu’il récupérait son fils et son chien. Ils grimpèrent en voiture et démarrèrent dans un nuage de poussière. Judith me rejoignit, et me prit par le cou en appuyant sa tête sur la mienne.
— Ça va ?
— On va dire que oui.
Le reste de la journée passa à toute vitesse. Avec Judith, nous savions que le temps nous manquait. Elle utilisa la meilleure défense contre le cafard : le rire. Lors du déjeuner chez Abby et Jack, elle assura le spectacle en racontant des âneries. Je l’accompagnai à sa voiture lorsqu’il fut l’heure pour elle de reprendre la route pour Dublin.
— On évite de passer un an sans se donner des nouvelles ?
— J’aurais bien envie de venir te voir à Paris, mais avec Abby, j’aurais peur de rompre ma promesse. Alors…
— Je te téléphonerai, lui répondis-je. Tiens-moi au courant pour sa santé.
— Ça, je peux faire.
L’armure de Judith se fendilla ; elle leva les yeux au ciel, elle échoua à dissimuler ses larmes. Je la pris dans mes bras.
— Ça va aller, tu vas tenir le coup, lui dis-je à l’oreille.
— Tu es vraiment con, toi ! Tu arrives à me faire pleurer… Tu sais, peu importe avec qui tu fais ta vie… tu es ma…
— Je sais… c’est pareil pour moi…
Elle se détacha, se tapota les joues, et leva les pouces.
— Allez, Judith, on se reprend, tu n’es pas une fillette ! s’admonesta-t-elle. Quand faut y aller, faut y aller !
— Sois prudente sur la route.
Elle fit un salut militaire, monta dans sa voiture et fila.
Je consacrai ma dernière journée à Abby. Elle me demanda si j’accepterais de lui faire les ongles et un brushing ; elle avait encore envie d’être coquette, et n’osait pas demander ça à Judith, par pudeur. Elle avait remarqué que je prenais à nouveau soin de moi et estimait que j’étais parfaite pour cette tâche. Cette intimité entre femmes nous rapprocha davantage. Nous étions installées dans leur chambre. Des photos d’Edward et de Judith enfants ornaient le dessus des commodes. Les voir en uniforme scolaire me fit sourire.
— Es-tu heureuse d’être venue nous voir ? me demanda Abby alors que je lui posais son vernis, toutes deux assises sur son lit.