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— Comment vont les affaires ? avait-il ricané.

Son ton et son regard fuyant m’avaient mise sur la défensive.

— Je redresse la barre, petit à petit. J’espère que les comptes passeront au vert d’ici deux mois. J’ai des idées pour développer.

— Ne raconte pas de sornettes, tu n’y connais rien. Nous te le disons depuis la mort de Colin, c’était lui qui faisait tourner la boutique, en plus de son travail au cabinet.

— J’apprends, papa ! Je veux y arriver, et j’y arriverai !

— Tu en es incapable, c’est bien pour ça que je compte prendre les choses en main.

— Je peux savoir comment ?

— Comme je doute que tu retrouves un homme capable de tout faire pour toi, je vais embaucher un gérant, solide, sérieux. Si tu veux continuer à jouer les serveuses, je ne t’en empêcherai pas. Ça t’occupera.

— Papa, je ne suis pas sûre de comprendre…

— Je vois à ta mine que tu comprends très bien, c’est fini les enfantillages !

— Tu n’as pas le droit !

Je m’étais levée brusquement, ma chaise était tombée.

— Je suis chez moi aux Gens !

— Non, tu es chez nous !

J’avais enragé à l’intérieur, mais au fond je savais que mon père avait raison. C’étaient eux, les vrais propriétaires des Gens : pour m’offrir une activité, ils avaient sorti le chéquier, rassurés et encouragés par Colin.

— Fais une scène, si ça t’amuse, avait-il poursuivi. Je te laisse trois mois.

J’étais partie en claquant la porte. C’était à cet instant que j’avais compris que j’avais changé, que je m’étais endurcie. Avant j’aurais été abattue, j’aurais traversé une nouvelle dépression. Cette fois, j’étais déterminée, j’avais un plan. Ce qu’ils ne savaient pas à l’époque, c’est que j’avais déjà commencé le travail.

J’avais redressé la barre, en commençant par installer le Wi-Fi gratuit dans le café. Grâce à ça, j’avais attiré une clientèle d’étudiants — certains passaient des après-midi entiers à travailler dans la salle du fond. Pour le café et la bière, j’avais institué un tarif réduit, ce qui m’assurait leur fidélité. La plupart avaient fini par prendre l’habitude d’acheter leurs livres chez moi, sachant que j’étais prête à me plier en quatre pour dénicher la biographie qui sauverait leur exposé. La régularité de l’ouverture des Gens avait fait son effet, j’ouvrais tous les jours à heure fixe, contrairement à l’époque où Félix était seul aux commandes. Cela m’avait permis de développer une atmosphère rassurante. Plus personne ne trouvait porte close.

Les trois pics d’activité de la journée étaient simples : le matin pour le petit café avant de partir au boulot, le midi pendant la pause-déjeuner — les littéraires qui oubliaient de manger pour dénicher un nouveau roman —, et l’apéro du soir à la sortie du bureau ; dans ces cas-là, c’était le petit verre au comptoir et, de temps en temps, l’achat d’un livre de poche pour occuper une soirée en solo. Ponctuellement, je donnais carte blanche à Félix, qui organisait une soirée thématique ; il n’avait pas son pareil en matière d’animation. Il trouvait toujours un intervenant farfelu, diablement cultivé, qui débattait sur le thème abordé — toujours sulfureux — et faisait couler l’alcool à flots. Si bien que les participants repartaient toujours avec plusieurs livres sous le bras, sans avoir véritablement conscience de ce dont il avait été question. Et le pourboire de Félix se traduisait par des promesses de nuits torrides. Je n’assistais jamais à ces soirées, c’était sa partie ; le moment où je le laissais s’amuser et où je fermais les yeux sur sa clientèle underground.

J’avais voulu que Les Gens deviennent un lieu convivial, chaleureux, ouvert à tous, où toutes les littératures trouvaient leur place. Je voulais conseiller les lecteurs en leur permettant de se faire plaisir, de lire les histoires dont ils avaient envie, et ce sans en avoir honte. Peu importait qu’ils veuillent lire un prix littéraire ou un succès populaire, une seule chose comptait : que les clients lisent, sans avoir l’impression d’être jugés quant à leurs choix. La lecture avait toujours été un plaisir pour moi, je souhaitais que les personnes qui fréquentaient mon café le ressentent, le découvrent et tentent l’aventure pour les plus réfractaires. Sur mes étagères, toutes les littératures se mélangeaient ; le polar, la littérature générale, le roman sentimental, la poésie, le young adult, les témoignages, les best-sellers et les titres plus confidentiels. C’était mon grand bazar où Félix, les habitués et moi nous retrouvions. J’aimais le côté chasse au trésor pour trouver LE livre. Les nouveaux clients étaient initiés au fur et à mesure par les uns et les autres.

Aujourd’hui, Les Gens étaient mon équilibre. Ils m’avaient permis de sortir la tête de l’eau, de réinstaller ma vie à Paris, de réaliser à quel point le travail m’était bénéfique, de me prouver à moi-même — à défaut de le démontrer à mes parents — que j’étais capable de faire quelque chose. Grâce aux Gens, j’étais redevenue un être doué de relations sociales, j’étais une femme qui travaillait et qui s’assumait. Il m’avait fallu perdre ce qui m’était le plus cher pour saisir l’attachement qui me liait à cet endroit, à ces quatre murs. Depuis un an, je n’avais pas pris un jour de congé, j’étais incapable de le quitter et je ne laisserais plus jamais Félix s’en occuper seul.

Le seul échec pour développer notre affaire n’était pas dû au manque de clientèle : j’en étais responsable. J’avais eu l’idée de proposer des ateliers lecture pour les enfants, les mercredis après-midi. Félix m’avait encouragée, il savait que j’adorais la littérature enfantine. Nous avions fait de la pub, distribué des tracts dans les écoles du quartier, les centres de loisirs, etc. J’avais renouvelé mon stock de sirops, et surtout de livres pour enfants. Le grand jour était arrivé. Lorsque j’avais vu s’avancer sur la pointe des pieds les premières mamans accompagnées de leur progéniture, la clochette de la porte m’avait fait sursauter pour la première fois depuis des semaines ; je m’étais réfugiée derrière mon bar. Je m’étais contentée de les inviter à se diriger vers la petite salle du fond. J’avais demandé à Félix de superviser l’installation pendant que je sortais fumer. Comme je m’éternisais, il était venu me dire qu’on n’attendait plus que moi ; le rôle de l’animatrice de l’atelier m’était réservé. C’est en titubant que j’avais rejoint mon petit groupe. Lorsque j’avais commencé à lire Chien bleu, je n’avais pas reconnu ma voix.

Je compris que j’avais fait une grave erreur quand un petit garçon de trois ans s’approcha de moi. Mes yeux se posèrent sur lui, j’eus un mouvement de recul et fus saisie de tremblements. À cet instant, j’aurais voulu que ce soit Clara qui vienne vers moi, se hisse sur mes genoux pour voir le livre de plus près. J’aurais alors enfoui mon nez dans ses cheveux. Le livre me tomba des mains et j’appelai Félix à la rescousse. Il ne mit pas longtemps à se précipiter ; il était là, à me surveiller. Il prit la relève en faisant le clown, et je montai me barricader chez moi. Je passai la fin de la journée et la nuit qui suivit enroulée dans ma couette, à hurler dans l’oreiller, à pleurer, en appelant Clara.

Le lendemain, les livres furent réexpédiés chez les éditeurs. Cette crise m’avait fait prendre conscience d’une chose : je ne me remettrais jamais de la perte de ma fille. Je pouvais guérir de Colin, pas d’elle. De près ou de loin, aucun enfant n’entrerait plus dans ma vie ni aux Gens, je venais de le réaliser.