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— Donne-moi tes clés. Fais une sieste pendant que je conduis. Ce n’est pas négociable, je connais la route, je sais conduire à gauche et tu dois te reposer.

Il but une gorgée de son café avant de secouer la tête et de me tendre ses clés. Un fou rire nerveux nous saisit une fois montés en voiture ; j’étais à des kilomètres du volant. Lorsque tout fut réglé à ma taille, je mis le contact et me tournai vers lui.

— Dors, maintenant.

Il mit de la musique : le dernier album d’Alt-J, et s’enfonça dans son siège. Il leva la main vers moi, ses doigts s’approchèrent de ma joue, mais il n’alla pas plus loin. Je passai la première sans qu’il ait cessé de me regarder. Quelques minutes après avoir rejoint l’autoroute, il murmura : « Diane… merci. »

Je lui jetai un coup d’œil, il dormait, tourné vers moi. Pour la première fois, j’avais le sentiment de le protéger, de prendre soin de lui. J’aurais voulu rouler sans jamais m’arrêter pour qu’il se repose enfin, pour continuer à le sentir en paix ; les traits de son visage étaient détendus. Ses ronflements m’arrachèrent un sourire et m’apprirent que son sommeil était profond. C’était déjà ça de pris pour lui. Pour moi, c’étaient deux heures de réflexion. La route avait toujours eu cet effet sur moi. Ce n’était pas à Paris que cela pouvait m’arriver ! Rouler, bercée par la musique et concentrée sur ma conduite, m’offrait une bulle. Autant profiter de la situation, et le contexte me poussait à creuser dans les tréfonds de mon âme. Je croyais le problème Edward réglé… Comment avais-je pu être aussi stupide ? La place qu’il occupait dans ma vie était beaucoup plus importante que je ne voulais l’admettre. Quelle attitude devais-je adopter les jours prochains ? Me laisser porter ? M’écouter ? Ériger des barrières ? Protéger ma vie reconstruite de l’assaut de cet homme qui dormait à côté de moi ? À moins de préférer l’innocence et me dire que cela n’était dû qu’à notre fragilité respective face à la mort d’Abby…

En franchissant la dernière colline avant la descente sur Mulranny, je n’avais pas tranché, mais j’allais devoir le réveiller. Je l’appelai doucement, il râla et grogna dans son sommeil avant d’ouvrir les yeux. Son premier réflexe : allumer une cigarette.

— On est arrivés, constata-t-il, la voix plus rauque que jamais.

— Oui.

— Tu dors chez moi.

— Quoi ?

— Abby est chez eux, j’ai pensé que tu n’aimerais peut-être pas rester à côté d’elle.

Effectivement, c’était au-dessus de mes forces.

— Je te laisse ma chambre, moi, je passe de celle de Declan au canapé.

— Ça ne t’embête pas ?

— C’est à toi qu’il faut demander ça. Si tu préfères, on peut te trouver une chambre dans un B&B.

Je me garai devant son cottage à cet instant.

— Vu l’heure, je doute que l’on puisse trouver une chambre. Et… je préfère rester chez toi.

Je m’imposais une sacrée mise à l’épreuve. À moins que je n’écoute mon désir le plus profond… À l’instant où nous pénétrâmes dans son cottage, Judith descendait à pas de loup l’escalier.

— Il dort, dit-elle à son frère.

— Je monte avec lui.

Il grimpa trois marches, ma valise à la main, avant de s’adresser à moi :

— Merci pour la route… fais comme chez toi. Bonne nuit !

Je lui fis un petit sourire, et il disparut. Je m’approchai de Judith et la serrai dans mes bras de longues minutes.

— Comment te sens-tu ?

— Ça va, je tiens le coup. Et puis, Jack est tellement fort… tu vas voir demain… Il est merveilleux… Et toi ?

— J’ai promis à Abby de ne pas m’effondrer, je fais en sorte de respecter ma promesse.

— C’est bon que tu sois là… La famille est au grand complet pour elle. Je dois y aller, je veux m’assurer que Jack se repose.

Elle enfila son manteau. Puis elle me regarda, interrogative, avec un léger sourire en coin.

— Et le fait de dormir chez mon frère… tu gères ?

— Je ne sais pas, Judith… je ne sais pas.

Elle me prit une dernière fois dans ses bras et me fit deux bises avant de filer. Le séjour était plongé dans la pénombre, j’éteignis la lumière de l’entrée et gagnai l’étage. Je vis le rai de lumière sous la porte de la chambre de Declan. Edward avait déposé mon sac dans sa chambre. J’y avais déjà dormi, alors que j’étais au plus mal et que mes rapports avec lui étaient au paroxysme de la haine. Cette époque me semblait si lointaine…

Après avoir enfilé le débardeur et le caleçon qui me servaient de pyjama, je m’assis sur le lit d’Edward. Je restai dans cette position une bonne demi-heure avant d’enfiler un sweat et de m’approcher de la porte fermée. J’appuyai mon front contre le bois, puis m’éloignai en me rongeant les ongles. Je renouvelai l’opération à plusieurs reprises avant de me décider à l’ouvrir et à avancer dans le couloir. Un dernier arrêt devant la chambre de Declan. Une dernière occasion de rebrousser chemin. Puis je poussai doucement la porte. Edward était assis dans le fauteuil et ne lâchait pas son fils des yeux. Il me remarqua. Je lui fis signe de ne pas bouger et de se taire. Je m’avançai vers le lit de Declan. Une joie furtive me traversa en le voyant ; il dormait à poings fermés, l’écharpe de sa mère contre lui. Rien ne m’empêcha de passer la main dans ses cheveux et d’embrasser son front ; j’en avais envie. Mon cœur se gonfla. Mon baiser le chatouilla sans le réveiller. Ensuite, j’allai m’asseoir par terre, à côté du fauteuil d’Edward, les jambes repliées et le menton posé sur mes genoux. Je fis comme lui, je veillai cet enfant. Dans le chagrin de la perte d’Abby, il représentait la vie. Au bout de quelques minutes, j’appuyai la tête contre la jambe d’Edward. De temps à autre, sa main se baladait sur mes cheveux. La notion du temps m’échappa.

Au bout d’une heure peut-être, Edward m’éloigna de lui délicatement, se leva et m’aida à en faire autant en attrapant une de mes mains. Il me fit sortir de la chambre de son fils pour m’accompagner jusqu’à celle où mon lit m’attendait. Il s’arrêta sur le seuil de la pièce, ma main toujours dans la sienne.

— Essaye de dormir un peu, me dit-il.

— Et toi ?

— Je vais aller m’allonger sur le canapé.

Avant de lâcher ma main, il s’approcha et m’embrassa sur la tempe, longuement. Puis il dévala l’escalier. Je fermai la porte et me glissai sous la couette. Je m’endormis enroulée dans ses draps, son parfum.

Je commençais vaguement à me réveiller quand la porte s’ouvrit dans un grand fracas.

— Diane ! Tu es revenue ! cria Declan en sautant sur le lit.

J’eus à peine le temps de me redresser qu’il se jeta sur moi et s’agrippa à mon cou.

— Je suis trop content !

— Moi aussi, champion.

C’était la stricte vérité ; pas de pointe d’angoisse, pas d’envie de le rejeter, juste un sentiment de bonheur en le serrant contre moi.

— Comment vas-tu ? lui demandai-je.

— Ça va… Tu viens, on descend. Papa, il t’a fait du café.

Il tira sur mon bras.

— Je prends une douche et je vous rejoins.

— D’accord !

Il partit en délivrant mon message à tue-tête à son père. En le voyant courir en pyjama et pieds nus, je me retins de lui demander de mettre des chaussons et un pull.

Vingt minutes plus tard, en entrant dans le séjour, j’eus un choc : Edward était en costume-cravate. J’en restai bouche bée ; l’espace d’un instant, j’oubliai Abby. Lui d’habitude toujours débraillé, avec sa chemise mal boutonnée sortant de son jean, portait un costume gris anthracite comme une seconde peau, une cravate parfaitement nouée autour du cou. Cela lui donnait encore plus de prestance, si besoin était. Ma tête devait avoir quelque chose de comique puisqu’il finit par rire. J’avançai difficilement vers lui tandis qu’il me versait une tasse de café. Je la saisis, bus une gorgée sans le quitter des yeux. Il continuait à sourire en se grattant la barbe.