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L’instant que je redoutais arriva : la bénédiction du corps. L’assemblée défila sous mes yeux. Je me collai davantage à Edward, qui resserra son étreinte. Quand ce fut au tour de la famille — puisque j’en faisais partie — il se leva, attrapa Declan et le prit dans ses bras. Puis il me tendit la main, je m’y cramponnai. Devant le cercueil d’Abby, il dit au revoir religieusement à sa tante. Puis il fit un pas de côté pour me laisser la place, sans lâcher ma main, son fils toujours dans les bras. Je posai l’autre main sur le bois et le caressai doucement en esquissant un léger sourire. Les larmes débordèrent, intérieurement je m’excusai auprès d’Abby et lui confiai Colin et Clara. Par ce simple geste que j’avais refusé de faire pour mes amours, je les laissais partir, je les savais en sécurité, ma fille, surtout. Grâce à Abby et aux messages qu’elle n’avait cessé de me délivrer, j’acceptais enfin l’idée que Clara serait toujours en moi, que j’avais le droit de vivre pleinement et que je ne l’oublierais ni ne la trahirais pour autant. Je n’avais plus à nier une partie de moi-même. Je sentis les lèvres d’Edward sur mes cheveux, je le regardai dans les yeux. L’intensité qui passa entre nous n’était pas mesurable. Je passai ma main sur la joue de Declan, qui nous fixait. Puis nous regagnâmes nos places. La cérémonie s’acheva sur Amazing Grace, qui me remua au plus profond. J’aurais voulu être croyante à cet instant. Tout le monde sortit au fur et à mesure. Nous fûmes les derniers à rejoindre l’air frais. Il faisait si beau ; un soleil d’hiver lumineux, le froid revigorant, le vent chassant le malheur. Declan glissa sa main dans la mienne, il avait quelque chose à me dire à l’oreille :

— Je ne veux pas rester, Diane.

Ses yeux effrayés fixaient les tombes.

— Je vais voir ce que je peux faire, lui répondis-je.

Je n’eus pas à chercher son père, il était juste à côté de moi.

— Declan veut partir maintenant.

— Il ne peut pas !

— S’il te plaît, laisse-moi l’emmener…

Il lança à son fils un regard à la fois ombrageux et terriblement inquiet. Je décidai d’insister. Declan, qui me broyait la main, souffrait déjà bien assez ; un instinct de lionne me saisit.

— Il connaît suffisamment la dureté de la vie à son âge ! Pense à ce qu’il a vécu il y a quelques mois, ne lui impose pas de voir disparaître sous terre une autre personne qu’il aime… S’il te plaît… Je peux m’occuper de lui ; et toi, occupe-toi de ta petite sœur, c’est elle qui a besoin de toi, ajoutai-je, en remarquant Judith esseulée.

Il s’accroupit au niveau de son fils.

— Tu pars avec Diane, mais avant, on va voir Jack ensemble.

Nous allâmes embrasser Jack qui trouva que notre petite balade était une très bonne idée. Sa force était spectaculaire et contagieuse. Qui aurait eu l’indécence de s’écrouler face à tant de grandeur ? Avant de partir, je serrai Judith quelques instants contre moi, Declan toujours accroché à ma main. Edward nous accompagna jusqu’à la grille du cimetière.

— Je viens vous chercher après, nous dit-il, une légère panique dans la voix.

Je caressai sa joue, il ferma les yeux.

— On se retrouve vite.

Il fit volte-face et alla prendre sa sœur dans ses bras en la guidant vers les tombes. Leurs parents devaient être là, eux aussi.

Tout naturellement, nous nous dirigeâmes vers la plage, après avoir délivré Postman Pat qui fit la fête à son petit maître. Je trouvai un rocher où m’asseoir et allumai une cigarette pendant qu’ils jouaient. La capacité de récupération des enfants était époustouflante. Moins d’un quart d’heure plus tôt, Declan était terrorisé, traumatisé, les yeux pleins de larmes. Il n’avait fallu que l’accord de son père, ma main et son chien pour le réconforter. Après s’être défoulé, il me rejoignit et s’assit à côté de moi.

— Pourquoi tout le monde meurt ?

Pourquoi ? Si je le savais, pensai-je.

— Tu n’es pas tout seul, Declan, tu as ton papa, Jack et tante Judith.

— Oui, mais toi, tu pars toujours ? J’aime bien quand tu es là.

— Moi aussi, j’aime être ici avec vous, mais je n’habite pas à Mulranny.

— C’est nul !

Je soupirai et le pris dans mes bras. J’aurais pu répondre à Félix ; je l’aimais, le « môme ». Beaucoup trop.

— Vous n’avez pas froid ? demanda Edward, que nous n’avions pas entendu arriver derrière nous.

Il s’assit à côté de son fils, fixa la mer plusieurs secondes avant de nous regarder. Ses yeux étaient légèrement rougis.

— On va aller se réchauffer chez Jack et Abby avant que vous ne soyez congelés. On n’attend plus que vous. Tu dois avoir faim ? demanda-t-il à son fils.

Declan partit comme une flèche, ce qui nous fit rire. Edward m’aida à me lever.

— Comment vas-tu ? m’inquiétai-je.

— Mieux, depuis que je vous ai retrouvés tous les deux. Merci de m’avoir forcé à épargner Declan, je voulais vous garder avec moi, c’était égoïste.

— Non, c’est normal. Mais tu as choisi le bien de ton fils. Et on est là, maintenant.

En arrivant une dizaine de minutes plus tard, je pus constater que nous étions attendus. Pour preuve les nombreux « les voilà ! » qui résonnèrent.

Les heures qui suivirent furent riches de convivialité, de chaleur humaine et de réconfort. Tout le monde parlait, se tapotait dans le dos ou se prenait la main, ou encore évoquait dans une atmosphère douce ses souvenirs d’Abby. Sa générosité, sa joie de vivre avaient marqué chaque personne présente. Elle avait tour à tour joué la mère, la grand-mère, la meilleure amie, la nounou… Jack, par sa bienveillance à l’égard de tous, reprenait le flambeau, sans se laisser submerger par sa peine. Il était fier, mais je surpris à plusieurs reprises son regard dans le vague, ou encore sa main caressant distraitement le plaid qui recouvrait le rocking-chair de sa femme. Je me souvenais de ce sentiment de solitude éprouvé à la mort de Colin et Clara, bien que j’eusse été plongée dans une colère noire et le refus de la réalité ; tout le monde vient vous voir, tente de vous consoler, et ça ne fait rien, on reste vide. J’aidais Judith en cuisine, nous étions les deux jeunes filles de la maison. Declan courait entre les convives en grignotant à droite et à gauche, sans oublier de venir régulièrement s’assurer que j’étais encore là. Avec Edward, nous nous cherchions du regard en permanence, je le sentais toujours à proximité, j’étais saisie d’un irrépressible besoin de vérifier s’il allait bien. À aucun moment je n’eus le sentiment d’être une étrangère au milieu de cette communauté qui pleurait un de ses membres. Bien au contraire, avec naturel, on me faisait comprendre que j’en faisais partie, que je le veuille ou non, peu importait mon adresse postale. J’étais associée au chagrin de Jack, Judith, Declan et Edward. Pour tous les habitants, j’étais de la famille. Je le sentais dans leurs regards, leur façon de s’adresser à moi et de s’inquiéter à mon sujet. Une partie de moi se remplissait de bonheur grâce à cette reconnaissance, à ce sentiment nouveau d’appartenance à un clan ; l’autre s’effondrait de tristesse. Je ne vivais pas, et ne vivrais jamais auprès d’eux. J’avais tout reconstruit à Paris où m’attendaient Olivier, Félix et Les Gens. Je n’aurais avec cette famille que des moments fugaces qui, si merveilleux soient-ils, resteraient éphémères. Mes yeux se posèrent sur Edward, qui discutait avec un couple du village. Ma respiration se coupa un bref instant. Pourrais-je continuer à refouler mes sentiments pour lui deux jours encore ? J’avais besoin de prendre l’air ; je m’éclipsai discrètement. Tout en fumant une cigarette que j’espérais relaxante, je me forçai à canaliser les soubresauts de mon cœur. Il faisait nuit, le froid était devenu cinglant, je m’entourai de mes bras pour me réchauffer. Au fond de moi, j’attendais une chose et cela arriva :