— Ça va ? me demanda Edward qui m’avait rejointe.
Je haussai les épaules en guise de réponse. Il s’alluma une cigarette, la garda entre ses lèvres et retira sa veste dont il couvrit mes épaules. Je levai les yeux vers lui, il fixait un point imaginaire droit devant. Nous restâmes le temps de nos cigarettes, sans dire un mot de plus. À quoi bon ?
En rentrant dans la maison, j’aperçus Declan, avachi sur le canapé, ses petits yeux luttant pour rester ouverts.
— Regarde ton fils, il dort debout… je pourrais rentrer avec lui. Reste encore avec Jack et Judith.
— Tu es sûre ?
Sans lui répondre, je me dirigeai vers Declan et lui proposai de rentrer ; il accepta immédiatement. Je lui pris la main et l’accompagnai dire au revoir à Jack et à Judith. Il leur fit un câlin à chacun. Jack me serra dans ses bras.
— Tu viendras me voir demain ? me demanda-t-il.
— Bien sûr, je ne repartirai pas sans passer un peu de temps ici.
— Oh… je ne t’accaparerai pas longtemps, je préfère que tu profites d’eux, me répondit-il en désignant le père et le fils de la tête.
Je lui fis un petit sourire avant d’embrasser Judith. Ensuite, je rejoignis Edward, prêt à faire un aller-retour pour nous déposer. Le propriétaire du pub et sa femme se mirent en travers de notre chemin et nous offrirent de partager leur voiture. Notre chauffeur attitré se préparait à refuser quand je l’interrompis :
— Merci beaucoup, c’est très gentil.
Puis, me tournant vers Edward, plus renfrogné que jamais :
— Ne t’inquiète pas, tu nous retrouves bientôt…
Il soupira, obtempéra, mais tint à nous escorter jusqu’à la voiture. Declan grimpa le premier, à l’arrière, pendant qu’Edward remerciait notre taxi. Il ne s’éternisa pas, et revint vers moi avant que je monte en voiture. J’anticipai ses réactions.
— On ne va pas disparaître, on rentre chez toi, et on se met au lit. Passe du temps avec Jack et Judith. On va bien, ton fils et moi.
Il m’attrapa par la taille et m’embrassa longuement sur la tempe.
— On se retrouve à la maison, murmura-t-il dans mes cheveux.
Cette toute petite phrase eut le don de faire résonner des sensations et des envies enfouies au plus profond de mon être.
Declan et moi fûmes ramenés à bon port. Postman Pat aboyait à la mort derrière la porte. La pauvre bête… je lui ouvris, il nous fit la fête avant de partir gambader sur la plage dans la nuit noire. J’accompagnai Declan à l’étage, où il se mit en pyjama sans dire un mot et alla docilement se laver les dents, pendant que je lui préparais son lit. Il revint dans sa chambre et se glissa sous la couette, toujours silencieux, son petit visage fermé et anxieux.
— Je vais rester avec toi.
Je m’agenouillai, passai la main dans ses cheveux en murmurant la berceuse, tandis qu’il respirait l’écharpe de sa mère. La journée avait été éreintante, il ne réussit pas à lutter. Je posai ma tête près de lui sur son oreiller et le regardai. Cet enfant était si courageux, il bravait les épreuves que lui imposait la vie sans faire de bruit, ou si peu ! J’avais tellement envie de le protéger et de lui offrir l’insouciance de l’enfance. Il fallait tout faire pour qu’il soit désormais épargné. Lorsque je fus certaine qu’il dormait à poings fermés, je m’éloignai en silence. Je regagnai le rez-de-chaussée et récupérai Postman Pat qui attendait sagement derrière la porte d’entrée. Je décidai d’aller me coucher à mon tour, au moins de m’allonger, sans toutefois céder au sommeil, au cas où Declan se réveillerait. Le chien me suivit à l’étage. Mais une surprise m’attendait dans mon lit : un petit intrus qui, tout endormi qu’il était, avait trouvé le moyen de se traîner dans la chambre de son père et de grimper dans mon lit. Il ouvrit les yeux et me fixa, penaud.
— Je peux dormir avec toi ?
Je lui souris doucement.
— Tu me laisses cinq minutes et j’arrive.
Il soupira de soulagement ; je partis m’enfermer dans la salle de bains. Une fois prête, je m’assis sur le rebord de la baignoire. Je dépassais toutes les limites, j’abattais toutes mes défenses avec cet enfant ; je n’avais plus l’attitude d’une amie éloignée de la famille et je n’y pouvais rien.
Postman Pat était couché par terre au pied du lit, Declan m’attendait au chaud sous la couette. Je laissai la porte ouverte et la lampe de chevet allumée, et me couchai à mon tour. Il vint se blottir contre moi, je le serrai dans mes bras en lui embrassant le front. Il ne mit pas longtemps à retomber dans les bras de Morphée. Je respirai son odeur tout en pensant à Clara. J’avais la certitude qu’elle ne m’en voulait pas, qu’elle savait que personne ne la remplacerait, elle resterait ma fille, le plus beau cadeau que la vie m’avait fait. Mais mon cœur pouvait se gonfler pour d’autres enfants, j’y avais de la place à revendre, j’aimais les enfants, je les avais toujours aimés, j’avais rêvé d’une grande famille, moi la fille unique. Declan, à l’image de son père il y avait un an, avait pansé une de mes plaies, peut-être la plus difficile, la plus douloureuse et la plus viscérale. Sa détresse, sa personnalité m’avaient bousculée, m’avaient fait réaliser que je ne pouvais pas lutter contre ce que j’étais : une mère en sommeil, mais aussi une mère en devenir. Le manque de Clara resterait incrusté dans ma chair jusqu’à mon dernier souffle, mais j’avais appris à vivre avec et je continuerais à apprendre tout au long de ma vie. Une personne le savait avant moi : Félix. Je l’entendais encore me dire trivialement : « Un jour, ça te retravaillera ! » Et moi, têtue, enfermée dans mes idées noires, je lui assurais le contraire.
Je somnolai par intermittence. La porte d’entrée claqua au loin. Postman Pat leva la tête, je lui fis signe de ne pas bouger. Sa queue battait le sol, son maître était de retour. Edward s’arrêta devant la porte de sa chambre ouverte et nous trouva, son fils et moi, dans son lit. Il resta un long instant sur le seuil à nous regarder. Puis il s’approcha de nous. Il posa ses mains et un genou sur le matelas.
— Je vais le remettre dans son lit, me dit-il à voix basse.
— Non, laisse-le, tu vas le réveiller, il est bien, là.
— Ce n’est pas sa place.
— En temps ordinaire, j’aurais été d’accord avec toi ! Mais là, il a tous les droits.
Je me redressai. Nous nous défiâmes du regard. Je ne céderais pas.
— Papa, ronchonna Declan dans son sommeil.
Notre attention se porta sur lui, qui entrouvrit les yeux, se détacha de moi et nous regarda.
— Tu vas retourner dans ta chambre, insista Edward. Laisse Diane tranquille, je vais rester avec toi.
Declan trouva une nouvelle position et se frotta le visage contre l’oreiller.
— Dormir tous les trois, papa…
Je ne m’attendais pas ça, Edward non plus ! Declan lui attrapa la main.
— Viens, papa, murmura-t-il.
Edward plongea ses yeux dans les miens, je me rallongeai et lui souris. Il lâcha la main de son fils et s’assit au bord du lit, dos à moi. Il appuya ses coudes sur les genoux et se prit la tête entre les mains. Je savais ce qu’il pensait, je pensais la même chose : nous voulions protéger et rassurer cet enfant, ce qui impliquait de nous faire souffrir nous-mêmes et de nous mettre dans une situation impossible. Intenable.
— Tu es sûre ? chuchota-t-il sans me regarder.
— Viens.