Il se leva, fit le tour du lit pour éteindre la lumière. Je l’entendis évoluer dans la pénombre puis se déshabiller avant de nous rejoindre. Le matelas s’affaissa, la couette bougea. Je me tournai sur le côté, face à lui. Ma vue s’acclimata à l’obscurité, je le distinguai : il me regardait, un bras replié derrière sa tête. Je m’endormis sans le quitter des yeux et sans m’en rendre compte ; j’étais bien, en paix, avec un petit homme dans les bras et un grand qui me faisait oublier tout ce qui n’était pas lui.
— 10 —
Quelqu’un me tapotait le bras. J’entrouvris un œil : Declan cherchait à me réveiller. C’était réussi. Je sentais un poids sur mon ventre ; le bras d’Edward nous clouait au matelas, son fils et moi, alors que son propriétaire dormait profondément.
— On va aller prendre le petit déjeuner, chuchotai-je à Declan. Pas de bruit, on laisse papa dormir.
Je soulevai le plus délicatement possible la main d’Edward qui reposait sur ma taille. Sitôt libéré, Declan s’extirpa du lit. Postman Pat, qui n’avait pas bougé de la nuit, se leva à son tour en battant de la queue. Je sortis de la couette en empêchant le chien de s’approcher du lit et de réveiller son maître. Declan et Postman Pat filèrent tous les deux dans l’escalier. Avant de refermer la porte, je jetai un dernier coup d’œil à Edward ; il s’était déplacé en travers du lit, la tête sur mon oreiller. Comment pourrais-je oublier cette image ?
Declan m’attendait, installé sur un tabouret de bar. J’enfilai un pull de son père qui traînait et m’attelai à la préparation du petit déjeuner. Dix minutes plus tard, nous étions côte à côte, Declan avec ses tartines et son chocolat chaud, et moi avec mon café. Je me coulais dans une vie de famille, sans réserve, sans crainte, sans réfléchir.
— On fait quoi aujourd’hui ? me demanda-t-il.
— Je vais aller rendre visite à Jack.
— Et après ? Tu restes avec nous ?
— Bien sûr, ne t’inquiète pas.
Il parut rassuré, pour un temps. Dès qu’il eut fini de manger, il sauta de son tabouret et alluma la télévision. Je rechargeai ma tasse en café, attrapai mon paquet de cigarettes et mon téléphone pour m’installer sur la terrasse en bravant le froid. Je me sentis mal en découvrant le nombre d’appels en absence et de SMS d’Olivier. Je n’avais donné aucun signe de vie, je n’avais pas pensé à lui une seule seconde. J’allumai une clope en tremblant avant de l’appeler. Il décrocha à la première sonnerie.
— Mon Dieu ! Diane, je me suis tellement inquiété pour toi.
— Excuse-moi… la journée d’hier a été éprouvante…
— Je peux comprendre… mais ne me laisse plus sans nouvelles comme ça…
Je lui racontai brièvement l’enterrement et la soirée qui avait suivi en omettant mes émotions et les chamboulements vécus. Je déviai ensuite la conversation vers Paris et Les Gens… L’espace de quelques secondes, j’eus le sentiment qu’il me parlait d’une vie qui n’était pas la mienne, qui ne me concernait pas. Je contemplais la mer déchaînée pendant qu’il m’expliquait que Félix était fier du chiffre d’affaires des deux derniers jours, et qu’il s’était lancé dans l’organisation d’une nouvelle soirée thématique. Ça ne m’enchantait ni ne me réjouissait pas plus que ça. Je répondais laconiquement par des « c’est bien ». La baie vitrée s’ouvrit dans mon dos, je me retournai, persuadée de trouver Declan ; je me trompais. Edward, les cheveux encore mouillés après sa douche, me rejoignit avec son café et ses cigarettes. Nous nous regardâmes dans les yeux.
— Olivier, je dois te laisser…
— Attends !
— Dis-moi.
— Tu rentres demain ? Tu rentres vraiment ?
— Euh… mais… pourquoi me demandes-tu ça ?
— Tu ne restes pas là-bas ?
Je ne quittai pas Edward des yeux, il ne comprenait pas notre conversation, mais, à l’intensité de son regard, je sus qu’il en avait saisi l’importance. Mes yeux s’embuèrent. Mon cœur allait se briser, quoi qu’il arrive. Mais la seule réponse possible était celle-ci :
— Rien n’a changé, je rentre demain.
Edward inspira profondément et vint s’accouder à la rambarde de la terrasse, à une certaine distance de moi. À travers la baie vitrée, je vis Declan jouer avec ses petites voitures. Le chien le surveillait du coin de l’œil. Je sentais Edward si près et si loin de moi. Je rentrais à Paris le lendemain.
— Très bien, entendis-je Olivier me dire au loin.
— Ne viens pas me chercher à l’aéroport, ce n’est pas la peine… Je t’embrasse.
— Moi aussi.
— À demain.
Je raccrochai. En restant dos à la mer, je fumai une nouvelle cigarette. Ni l’un ni l’autre ne dit un mot. Après avoir écrasé mon mégot, je décidai de rentrer.
— Je vais m’habiller, je dois aller voir Jack, dis-je à Edward, la main sur la poignée.
Je filai à l’étage sans rien dire à Declan, attrapai des vêtements propres dans ma valise et m’enfermai à double tour dans la salle de bains. La pièce transpirait la présence d’Edward : la buée de sa douche sur le miroir, le parfum de son savon. Je restai de longues minutes sous l’eau chaude en me mordant le poing, laissant couler mes larmes. Mes désirs, mes sentiments importaient peu, seules la responsabilité et la raison comptaient. Il me restait vingt-quatre heures à passer avec eux. Ensuite, je partais.
En sortant de ma cachette, j’entendis Edward et Declan, tout proches : ils étaient dans le bureau. Je m’approchai et m’appuyai au chambranle de la porte. Ils étaient installés devant l’ordinateur, Edward retouchait des photos et demandait à son fils ce qu’il en pensait. La complicité était bien née entre eux, ils formaient une paire. Je n’étais jamais rentrée dans cette pièce. Ce ne fut pas le bordel généralisé qui accrocha mon regard, mais une photo noir et blanc punaisée sur le mur au-dessus de l’écran. Elle était cornée, elle avait été manipulée à de nombreuses reprises pour être dans un état pareil… C’était la devanture des Gens, on m’apercevait en transparence derrière la vitrine, souriante, les yeux dans le vague. Elle avait tout de la photo volée. Quand l’avait-il prise ? Le jour où il était venu me voir ? Impossible, j’avais passé mon temps à surveiller la rue, je l’aurais forcément aperçu. Il était donc venu près de moi, sans chercher à me voir. Ses paroles vieilles de plusieurs mois résonnaient encore : « Il n’y a plus de place dans ma vie pour toi. »
— Diane ! Tu es là !
La voix de Declan me fit sursauter et me rappela que ce n’était pas le moment de demander des explications.
— Vous faites quoi ? leur demandai-je en avançant dans la pièce.
— J’ai un peu de boulot, répondit Edward.
— Declan, tu veux venir avec moi voir Jack ?
— Oui !
— File t’habiller !
Il détala à toute vitesse. Je n’arrivais pas à quitter la pièce, pourtant, je fuyais le regard d’Edward.
— Tu vas pouvoir travailler tranquille. Rejoins-nous quand tu veux.
Je sentis qu’il s’approchait de moi.
— À quelle heure est ton vol, demain ?
— 14 heures… N’en parlons pas, tu veux bien ? Profitons de notre journée.
Je levai le visage vers lui, nous nous regardâmes intensément, notre respiration s’accéléra, je sus que j’en voulais plus pour le peu de temps qu’il nous restait. Nos corps se frôlèrent.
— Ça y est ! Je suis prêt !
D’un bond, je remis de la distance entre nous.
— Allons-y ! déclarai-je à Declan, la voix un peu haute.
Je sortis de la pièce, légèrement chancelante. Declan dit au revoir à son père, et nous gagnâmes le rez-de-chaussée pour enfiler manteau, écharpe et bonnet ; il faisait mauvais ce jour-là.