— Tu veux bien me lire une histoire ?
— Choisis des livres et on va aller en bas, avec papa.
Nous nous installâmes sur le canapé, je passai mon bras autour de lui, il se nicha contre mon sein. Je me lançai dans la lecture. J’eus un flash de ma tentative avortée d’atelier de lecture pour enfants aux Gens. Je pris conscience du chemin parcouru. Une question subsistait encore : si ç’avait été un enfant inconnu, aurais-je été capable de le faire ? Pas si sûr. J’aimais Declan, je n’avais plus peur de me l’avouer. Je tenais à la place qu’il m’avait accordée dans sa vie. À certains moments, je levais le nez du livre et croisais le regard d’Edward, qui, après s’être changé à son tour, préparait le dîner. Mes yeux devaient lui refléter le cafard qui m’envahissait, et dans les siens, en plus de la tristesse, je retrouvais sa colère coutumière. Je me fis la remarque que cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vue s’exprimer. Nous nous retenions de laisser éclater notre malaise pour épargner Declan. Et finalement, avions-nous le choix ?
À table, Declan luttait pour garder les yeux ouverts, ce qui avait l’effet d’apaiser son père ; Edward le regardait tendrement.
— Tu dors dans ton lit, ce soir, lui annonça-t-il.
— Oui…
Il devait vraiment être épuisé pour ne pas chercher à négocier. Edward fronça les sourcils.
— C’est Judith qui t’emmène à l’école demain.
— Oui…
— Tu veux aller te coucher maintenant ?
Il se contenta de hocher la tête. Il sortit de table et vint me prendre la main. Je me levai et le suivis, prête à monter, mais il fit un crochet vers son père dont il attrapa la main aussi. Et je pensai : encore un peu de courage. Nous échangeâmes un regard avec Edward, puis il hissa son fils dans ses bras et Declan s’enroula autour de lui, sans me lâcher. Une fois dans sa chambre, Edward le déposa dans son lit et remonta la couette sur lui. Je m’agenouillai près de son visage. Automatiquement, il mit l’écharpe de sa mère contre son nez. De sa main libre, il me caressa la joue. Je fermai les yeux.
— Pars pas, Diane.
Sa demande me broya de l’intérieur.
— Dors, mon bonhomme. On se voit demain matin.
Il était déjà tombé dans les bras de Morphée. Je lui embrassai le front et me relevai. Edward m’attendait à la porte, les traits à nouveau tendus. En traversant le couloir, la porte ouverte de son bureau m’attira, j’y pénétrai sans lui en demander l’autorisation et décrochai la photo du mur.
— Quand l’as-tu prise ?
— Quelle importance ? me dit-il, alors qu’il était resté sur le seuil.
— S’il te plaît… Réponds-moi.
— Le matin de l’exposition.
Sa voix était lasse. Mes épaules s’affaissèrent, ma gorge se noua. La complexité et l’impossibilité de notre relation, les difficultés, les secrets, les non-dits, les sentiments enfouis nous épuisaient l’un et l’autre.
— Et pourquoi la gardes-tu ?
— Pour me servir de pense-bête.
Il tourna les talons et dévala l’escalier. Je m’assis à son bureau, la photo toujours entre les mains, les yeux braqués dessus. Face à moi-même aux Gens, chez moi, dans ma vie. Indéniablement, je semblais heureuse. À cette époque, il n’y avait plus d’ombre qui planait autour de moi, j’avais tout pour l’être. Du moins le croyais-je… Car quelques heures après qu’elle eut été prise, tout avait basculé, et, depuis, la situation n’avait fait que m’échapper. Les certitudes quant à mes choix, pour lesquels j’avais tant bataillé ces derniers mois, s’effondraient les unes après les autres. Je finis par détourner le regard de cette représentation de la Diane parisienne, propriétaire de son café littéraire, et en couple avec Olivier. J’aperçus une pile de photos qui évoquaient d’autres souvenirs : celles qu’Abby avait demandées à Edward lorsque j’étais revenue la première fois. On nous y voyait tous réunis sauf le photographe, mais sa présence était si forte qu’on la percevait. Moi, j’étais différente, c’était certain. À aucun moment, je n’avais l’air ailleurs, j’étais là, les yeux toujours posés sur l’un ou l’autre, ou bien en quête d’Edward. J’avais une place que je prenais.
Edward était assis sur le canapé, une cigarette aux lèvres, apparemment absorbé par le feu de cheminée, deux verres de whisky devant lui sur la table basse. Je fis ce dont j’avais envie, et ce dont j’avais besoin à cet instant. Je me pelotonnai contre lui, la tête calée sur son torse, les jambes repliées ; il referma son bras sur mes épaules. Nous restâmes là, silencieux durant de très longues minutes, j’écoutai son cœur battre et le bois qui craquait.
— Diane…
Je ne l’avais jamais entendu parler si bas, comme s’il s’apprêtait à dévoiler un secret.
— Je t’écoute.
— Ne reviens plus ici, s’il te plaît.
Je me blottis plus étroitement contre lui, il me serra plus fort.
— On ne peut plus se bercer d’illusions, reprit-il. Ni jouer la comédie…
— Je sais…
— Je refuse que Declan paye pour notre histoire… il est déjà trop attaché à toi… il te veut à une place que tu ne peux pas lui offrir… Il a besoin de stabilité…
— On doit le protéger… nous n’avons pas le choix.
Je frottai mon visage contre sa chemise, il embrassa et respira mes cheveux.
— Et moi… je…
Il s’éloigna, se leva brusquement, vida son verre d’un trait et se posta devant la cheminée, dos à moi, les épaules voûtées. Je me mis debout à mon tour et m’approchai de lui. Il s’en rendit compte en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Reste là…
Je m’arrêtai, j’avais mal partout, à la tête, au cœur, à la peau. Edward inspira profondément.
— Je ne veux plus souffrir de t’aimer… C’est invivable… ça fait trop longtemps que ça dure… Mon pense-bête ne suffit plus à me rappeler que tu as construit une vie où tu n’es ni la mère de Declan ni ma femme…
Se rendait-il compte des mots qu’il employait ? Mots et confessions qui me bouleversaient. Il se livrait véritablement pour la première fois, et ça nous faisait du mal.
— Ta vie est et sera toujours à Paris.
— C’est vrai, murmurai-je.
Il me fit face et me regarda droit dans les yeux.
— Je dois t’oublier une bonne fois pour toutes…
Ça sonnait comme une promesse et un défi insurmontable.
— Pardonne-moi, lui dis-je.
— Ce n’est la faute de personne… on n’a jamais eu d’avenir ensemble… Nous n’aurions pas dû nous rencontrer et encore moins nous revoir… Reprends ta route…
— Tu regrettes de m’avoir rencontrée ?
Il me fusilla du regard et secoua la tête.
— Va te coucher… c’est préférable.
Ma première réaction fut de lui obéir ; je tournai les talons et me dirigeai vers l’escalier. Et puis je m’arrêtai. Il n’avait pas le droit de me dire tout ça, de partager sa souffrance sans écouter la mienne. Il croyait quoi ? Que cela allait être facile pour moi, de tirer un trait sur lui et sur son fils, de rentrer à Paris et de faire semblant d’aimer Olivier ? Alors que je lui appartenais intégralement, et ce, même si j’avais parfaitement conscience de l’impossibilité de notre histoire. Je lui fis face, il ne m’avait pas lâchée des yeux. Je traversai le salon en courant, et me jetai sur lui. Il me repoussa, et me tint à distance.
— Ça ne peut pas se finir comme ça !
— Diane… arrête…
— Non, je n’arrêterai pas ! J’ai des choses à te dire !
— Je ne veux pas les entendre.
La dureté de son ton me fit reculer, et puis je me dis que ça suffisait. J’attrapai son visage et l’embrassai. Il répondit à mon baiser furieusement, en m’enfermant dans l’étau de ses bras. J’y mis toute ma frustration des derniers mois. Je me hissai sur la pointe des pieds, me coulai contre son corps, essayant de me faire plus petite, pour disparaître avec lui, pour être encore plus proche. J’en voulais plus ; plus de lui, de ses lèvres, de sa peau. Je n’avais jamais ressenti un tel désir, ni une envie si forte de m’abandonner à un homme. Oui, il avait été ma béquille, mais aujourd’hui mes sentiments allaient bien au-delà. Je l’avais d’abord mal aimé, pas comme il fallait, désormais chaque fibre de mon être, de mon cœur et de mon corps le désirait. J’aimais sa force et ses faiblesses. Dans un râle de souffrance, il m’arracha à lui.