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Malgré cet incident, une décision s’était imposée. J’avais pris rendez-vous à la banque pour faire le point sur l’assurance-vie de Colin. Il avait tout prévu pour que je ne manque de rien. Je refusais de dilapider davantage cet argent, il devait servir à quelque chose d’important, qui l’aurait rendu heureux. Il me fallait un projet à l’envergure de mon mari, il était tout trouvé : j’allais racheter Les Gens à mes parents.

Nous y étions, à ce grand jour : la conclusion de ces mois de bataille avec mes parents. L’évènement de la journée ne m’empêcha pas de rendre visite à Colin et Clara. Je marchai la tête haute et souriante dans les allées du cimetière. Après avoir déposé ma brassée de roses blanches, je me contorsionnai pour m’agenouiller sans avoir l’air ridicule ; j’avais enfilé une robe noire — un peu trop stricte — et mis des talons, ce qui ne m’était pas arrivé depuis une éternité. Mes parents avaient dû me décrire au notaire comme une irresponsable dépressive, je voulais leur prouver le contraire.

— Mon amour, c’est le grand jour ! Ce soir, on sera chez nous. J’espère que tu es fier de moi, c’est pour vous deux que je fais ça. Et comme je ne fais pas les choses à moitié, après la signature, c’est fiesta avec Félix ! Quand je lui ai dit ça, j’ai cru qu’il allait pleurer de joie. La vie reprend son cours… c’est étrange… Je ne peux pas m’attarder, on m’attend pour des autographes ! Je vous aime, mes amours. Clara… maman… est là…

J’embrassai leur tombe et quittai le cimetière.

La lecture de l’acte chez le notaire se fit dans le calme et le silence. Le grand moment était arrivé : la signature. Je dus m’y reprendre à deux reprises, tant je tremblais. Les émotions prenaient le dessus, j’avais réussi, je ne pensais qu’à Colin et à celle que j’étais devenue. En regagnant ma place, quelques larmes envahirent mes yeux. Je croisai le regard de ma mère, vide. Puis le notaire me tendit une feuille qui attestait mon titre de propriété. Titre de propriété où il était écrit noir sur blanc que j’étais veuve, sans enfant. Il nous invita poliment à quitter les lieux. Une fois sur le trottoir, je me tournai vers mes parents, en quête de quelque chose, sans savoir quoi, en réalité.

— Nous ne pensions pas que tu irais jusqu’au bout, me dit mon père. Pour une fois, ne gâche pas tout.

— Ce n’est pas dans mes intentions.

Je fis face à ma mère. Elle s’approcha de moi et m’embrassa avec plus de chaleur que d’habitude.

— Je n’ai jamais su être la mère qu’il te fallait, me glissa-t-elle à l’oreille.

— J’en suis triste.

— Moi, j’en suis désolée.

Nous nous regardâmes dans les yeux toutes les deux. J’eus envie de lui demander « Pourquoi ? ». Je compris à son expression qu’elle ne pourrait pas encaisser mes questions, mes reproches. La carapace de ma mère se fendillait, comme si enfin elle pouvait être dotée de remords. Mais n’était-il pas trop tard ? Mon père la prit par le bras et lui dit qu’il était l’heure. En guise d’encouragement, j’eus droit à un « à bientôt ». Ils partirent d’un côté de la rue, moi de l’autre. Je chaussai mes lunettes de soleil et pris la direction de mes Gens heureux lisent et boivent du café. Je descendis le boulevard de Sébastopol pour rejoindre la rue de Rivoli. Je ne coupai pas par les petites rues, les grandes artères m’appelaient, je voulais passer à l’Hôtel de Ville, me faire bousculer le long du BHV. Quand, enfin, je pris la rue Vieille-du-Temple sur ma gauche, il ne me restait qu’une centaine de mètres avant d’être chez moi. Au moment où la clochette retentit, je me dis que Félix devait avoir des indics sur le chemin, car il fit péter le champagne à l’instant où je franchissais le seuil. Champagne qui gicla sur le bar. Sans prendre la peine de m’en verser dans une flûte, il me tendit la bouteille.

— Tu es une killeuse !

Je bus au goulot. Les bulles excitèrent mes papilles.

— Putain ! Quand je pense que tu es ma patronne, maintenant !

— C’est la classe !

— Je préfère ça à ton père, me dit-il en attrapant la bouteille.

— Félix, tu seras toujours l’associé de mon cœur.

Il m’écrasa contre lui et but une grande rasade à son tour.

— Il pique, la vache ! me dit-il en me lâchant, les yeux brillants.

— Fais-moi renouer avec les joies de la fête !

Je ne pris pas le temps de monter me changer chez moi. Je nettoyai le champagne sur le comptoir et fermai. Félix m’entraîna dans une tournée des bars. Connu comme le loup blanc, il arrivait dans chaque endroit en grand seigneur, les cocktails avaient été choisis à l’avance, mon meilleur ami avait concocté cette soirée avec application. Tous ses amants et prétendants se tassaient pour me faire de la place ; si Félix m’aimait, ils devaient prendre soin de moi. Notre parcours fut jalonné de rencontres farfelues, de tapis rouges, de paillettes, de fleurs piquées dans mes cheveux, tout pour faire de moi une princesse le temps d’une soirée. L’ambiance folle organisée par Félix me grisait peut-être davantage que tout l’alcool qu’on me servait.

Le temps d’une pause-dîner arriva. En fait de dîner, nous nous arrêtâmes dans un bar à tapas, ce qui n’allait certainement pas permettre d’éponger tout ce que nous avions ingurgité. Notre place au comptoir était réservée. Félix savait parfaitement que j’aimais être hissée sur les tabourets et voir ce qui se passait en coulisse. Une bouteille de vin rouge décantait pour nous. Félix leva son verre.

— À tes parents qui ne te feront plus chier !

Sans lui répondre, je dégustai la première gorgée, le vin était fort, puissant, à l’image de ce que je vivais à cet instant.

— Je n’ai plus de famille, Félix…

Il ne trouva rien à me répondre.

— Tu te rends compte ? Plus rien ne me relie à mes parents, je n’ai ni frère ni sœur. Colin et Clara sont partis. Tu es tout ce qu’il me reste. Tu es ma famille.

— Depuis notre rencontre à la fac, on a toujours formé une paire, ça ne changera jamais.

— On a tout fait ensemble !

— Sauf coucher !

Vision d’horreur pour nous deux ! Il se mit un doigt dans la bouche pour vomir, j’en fis autant. Deux ados !

— Par contre, si tu changes d’avis pour les gosses et que tu ne trouves pas le bon mec, je peux jouer à la banque du sperme. Je lui apprendrai la vie, au gamin.

Je recrachai ma gorgée de vin, il éclata de rire.

— Comment peux-tu sortir une aberration pareille ?

— On tombait dans le sentimental, ça m’emmerdait.

— Tu as raison ! Je veux danser, Félix.

— Tes désirs sont des ordres.

Nous grillâmes toute la file d’attente en arrivant en boîte : Félix avait ses entrées. Il embrassa à pleine bouche le videur, sous mes yeux choqués et prudes. La dernière fois où je l’avais vu dans cet état remontait à mon enterrement de vie de jeune fille ! Dans le carré VIP nous attendait un magnum de champagne. Après avoir sifflé deux flûtes, je me lançai sur la piste. Je me déhanchai, les yeux fermés ; je me sentais vivante, rajeunie de dix ans, lavée de mes chagrins et autorisée à profiter de la vie.

— J’ai négocié pour toi, me glissa Félix à l’oreille. Profites-en, elle ne tournera pas en boucle.

Grâce à deux paires de bras, je m’envolai jusqu’à un podium. La ligne de basse et la batterie me mirent en transe. L’espace de quelques minutes, j’étais la reine de la soirée avec Panic Station de Muse. Depuis des semaines, j’écoutais ce morceau en boucle, au point que Félix n’en pouvait plus. Il m’avait même surprise en train de faire le ménage aux Gens avec cette chanson dans les oreilles. J’avais mon public, je lui fis reprendre le refrain : Ooo, 1, 2, 3, 4 fire’s in your eyes. And this chaos, it defies imagination. Ooo, 5, 6, 7 minus 9 lives. You’ve arrived at panic station.