— Je suis désolée… Je t’ai fait espérer que j’allais rester. Tu as raison, je suis bien avec toi et ton papa, j’aime être ici. Je n’ai pas menti là-dessus… Tu comprendras quand tu seras plus grand… On ne fait pas toujours ce que l’on veut : j’ai un travail à Paris, des responsabilités de grande personne. Je sais que tu t’en moques… Je penserai très souvent à toi, je te le promets.
Il se jeta dans mes bras. Je le berçai une dernière fois en lui embrassant les cheveux et en retenant mes larmes. Il ne comprendrait pas que je parte s’il voyait mon chagrin.
— Chut… ça va aller… tu es courageux… je ne t’oublierai pas, jamais… tu vas devenir un grand garçon fort comme ton papa… D’accord ?
Je le gardai contre moi encore de longues minutes, j’aurais voulu toujours le protéger, le rassurer. Sauf que l’heure tournait…
— Papa m’attend dans la voiture…
Il serra plus fort mon ventre.
— Tu vas voir, ça va être génial d’aller à l’école avec tante Judith… et papa sera rentré pour la sortie. Hier soir, je t’ai préparé ton uniforme, tu n’as plus qu’à t’habiller…
Il se détacha de moi et me regarda de ses magnifiques yeux. Puis il se redressa, s’accrocha à mon cou et me fit un bisou, un vrai bisou d’enfant, humide et généreux. J’embrassai son front, il me lâcha. Malgré le sentiment d’abandon, je me levai et découvris Judith qui avait assisté à toute la scène.
— Au revoir, Declan.
— Au revoir, Diane.
Je traversai la pièce et marquai un temps d’arrêt près d’elle, nous nous regardâmes, nous sourîmes, et je déposai une bise sur sa joue avant de filer dans l’escalier. Je croisai Postman Pat couché au bas des marches, je lui fis une dernière caresse et sortis du cottage. Edward était appuyé contre sa voiture, une cigarette aux lèvres. Je lançai un dernier regard à la mer et grimpai dans le Range. Il me suivit de peu et mit le moteur en route.
— Tu es prête ?
— Non… mais je ne le serai jamais, donc tu peux y aller.
Je fixai le cottage à travers la vitre quelques secondes. Et puis la voiture fila, traversa le village qui se réveillait.
— Regarde qui est là, me dit Edward.
J’aperçus au loin la silhouette de Jack, près de son portail. Il leva la main dans notre direction lorsque nous passâmes près de lui. Je regardai en arrière, il resta quelques instants à fixer la voiture, puis il rentra chez lui, le dos courbé. Quand nous dépassâmes la sortie de Mulranny, j’attrapai le paquet de cigarettes d’Edward sur le tableau de bord, en pris une, l’allumai, et tirai dessus comme une malade. J’avais envie de taper, de hurler, d’évacuer ma colère. Pour la première fois, j’en voulais à Abby ; en mourant, elle m’avait mise dans cette situation intenable. J’avais parfaitement conscience du caractère puéril, égoïste de ma réaction, mais c’était mon seul moyen de défense contre le chagrin. J’étais aussi en colère contre moi-même ; j’étais une fouteuse de merde ! Je faisais souffrir Olivier, Edward, Declan et Judith. Finalement, j’étais toujours aussi capricieuse, maladroite et égoïste. À croire que la vie ne m’avait rien appris.
— Merde ! Fais chier ! jurai-je en français.
En continuant à râler dans un langage plus que fleuri, je saisis mon sac à main, le vidai sur mes genoux pour faire du tri ; il fallait que je m’occupe. La cendre de ma clope tomba sur mon jean, je braillai. Edward me laissait piquer ma crise sans broncher, il roulait pied au plancher comme d’habitude. Petit à petit, mon état de nerfs se modifia. Je me calmai, je respirai plus lentement, ma gorge et mon ventre se nouèrent, je cessai de gigoter, m’enfonçai plus profondément dans mon siège, me laissant aller contre l’appui-tête. J’avais beau fixer la route, je ne voyais pas les paysages.
Le téléphone d’Edward sonna après plus d’une heure. Il décrocha, je n’écoutai pas la conversation et restai stoïque le temps qu’elle dura.
— C’était Judith… Declan va mieux, il est parti à l’école de meilleure humeur…
Cette nouvelle m’arracha un petit sourire, qui s’estompa très rapidement. Je sentis sur ma joue le pouce d’Edward, il essuyait une larme. Je tournai le visage vers lui, il ne m’avait jamais paru si triste ni si fort. Le père de famille qu’il était encaissait les épreuves pour son fils. Même si ce n’était pas nouveau pour lui, il se reléguait au second plan : Declan avant tout. J’étais dans le même état d’esprit que lui… Il me caressa la joue. Puis il posa sa grande main sur ma cuisse, je mis la mienne dessus, et il se concentra à nouveau sur sa conduite.
Le trajet passa trop vite, beaucoup trop vite, dans un silence de plomb. Régulièrement, Edward essuyait mes larmes silencieuses. J’avais l’impression d’être une condamnée dans le couloir de la mort. La vie, la géographie allaient me soustraire un homme et un enfant que j’aimais plus que tout au monde. Ma seule consolation serait de savoir qu’ils existaient, qu’ils allaient bien ; ce n’était pas la grande faucheuse qui me les avait enlevés. C’était la faute à « pas de chance », nous n’habitions pas le même pays, nous n’avions pas la même vie. Nous nous étions enfoncés dans nos sentiments sans mesurer la réalité.
Nous arrivâmes sur le parking de l’aéroport de Dublin. Edward coupa le contact, ni l’un ni l’autre nous n’esquissâmes le moindre geste pour quitter l’habitacle. Nous restâmes une dizaine de minutes ainsi. Et puis je me tournai vers lui, enfoncé dans son siège, la tête en arrière, les yeux fermés, les traits contractés. Je caressai sa barbe ; il me regarda intensément. J’y voyais le même amour que la nuit passée, mais aussi une douleur encore plus grande. Il se redressa, s’approcha de moi et effleura mes lèvres des siennes, notre baiser s’approfondit. Lorsqu’il y mit un terme, il prit mon visage en coupe et appuya son front contre le mien. Mes larmes mouillaient ses mains. Il pressa fortement ses lèvres sur les miennes.
— Allons-y…
— Oui… il est temps…
Je chancelai en quittant la voiture. Edward chargea mon sac de voyage sur son épaule et me prit par la main. Je m’y agrippai de toutes mes forces et collai mon visage contre son bras. Nous pénétrâmes dans le hall du terminal. Évidemment, mon vol était à l’heure. Nous étions largement en avance. C’était aussi bien ; je voulais qu’Edward soit à la sortie de l’école, Declan ne devait pas rester trop longtemps loin de son père. Je préférai m’enregistrer sans attendre et me débarrasser de ma valise. Edward ne me lâcha pas ; l’hôtesse de l’air nous dévisagea.
— Vous voyagez ensemble ? lui demanda-t-elle.
— Si seulement c’était possible…, marmonna-t-il dans sa barbe, le regard dur.
— Non, soufflai-je. Je suis seule.
Les lèvres d’Edward retrouvèrent ma tempe, mes larmes coulaient sans discontinuer. Non sans un dernier coup d’œil, l’hôtesse se concentra sur son clavier. Je la remerciai intérieurement de ne pas me souhaiter bon voyage. Nous nous éloignâmes du comptoir et je regardai l’heure.
— Vas-y, dis-je à Edward. J’ai promis à Declan que tu serais là pour la sortie de l’école…
Collés l’un à l’autre, nos doigts entrelacés, nous traversâmes à nouveau tout le hall jusqu’aux contrôles de sécurité. J’avais envie de vomir, de hurler, de pleurer. J’avais peur de me retrouver sans lui. Mais nous parvînmes à la dernière limite pour Edward. Il me prit contre lui, me serra fort.
— Ne conduis pas comme un fou sur la route du retour…
Il grogna douloureusement et m’embrassa la tempe. Je savourais la sensation de ce geste si tendre, si explicite pour lui… Retrouverais-je un jour ce sentiment d’appartenance à un homme ?