Félix étant aux abonnés absents, je passai une grande partie de la journée seule à observer, à sentir Les Gens, à me souvenir d’eux. Je faisais mon travail, comme un automate. En parlant aux clients, je n’avais pas le sentiment que c’était ma voix, c’était une autre qui répondait à leurs demandes. J’étais détachée de chacun de mes gestes, de chacune de mes habitudes de travail. Une distance — un fossé, même —, s’était créée tranquillement, insidieusement. À certains moments, je m’accrochais au comptoir, comme si je cherchais à garder les pieds sur terre. J’aurais voulu être douée de mysticisme pour leur parler à mes Gens heureux, leur demander de me rappeler à l’ordre, pour qu’ils me fassent revenir à eux, pour qu’ils me séduisent à nouveau, qu’ils me comblent, qu’ils remplissent le gouffre que l’absence d’Edward et de Declan laissait en moi. Je regardais souvent le panneau photos — les visages de Colin et Clara — à eux aussi, je lançai un appel au secours, j’avais besoin de réponses. Et puis je pensais à Abby, je savais ce qu’elle me dirait. Je m’interdisais de penser à l’avenir, à cet avenir… impossible. Pourtant, il m’obsédait, et il était entre mes mains.
Félix pointa le bout de son nez en fin de journée. En réalité, il arriva pour la fermeture, et donc se faire payer l’apéro. Les clients avaient déserté les lieux. Ce n’était pas plus mal, un tête-à-tête était nécessaire. Il passa derrière le comptoir, se versa un verre, et me jeta un coup d’œil. Il dut juger que j’avais bien besoin d’un remontant, moi aussi, et m’en servit un. Puis il s’adossa au mur, porta un toast imaginaire, et m’observa tout en sirotant.
— Où as-tu dormi la nuit dernière ?
— Chez moi.
Il pencha la tête sur le côté.
— Ah… Et ce soir ?
— Chez moi, encore.
— Le déménagement ?
— Il n’y a plus de déménagement.
J’avalai une grande rasade de vin pour me donner une contenance. Puis je saisis mon meilleur moyen de fuite — mes cigarettes — et sortis fumer. Félix, aussi drogué que moi, ne tarda pas à me suivre. Il s’appuya à la devanture et ricana.
— Putain ! Je n’aurais jamais cru que tu le ferais…
Je posai la tête sur son épaule, lasse tout à coup. Épuisée par mes interrogations incessantes, cette décision qui me demandait un courage monstrueux, qui remettait ma vie en question, épuisée aussi et surtout par le manque d’Edward et de Declan, après seulement vingt-quatre heures de séparation.
— Nous revoilà en tête à tête, ajouta-t-il. C’est un mec bien, tu aurais pu être heureuse avec lui…
— Je sais…
— Enfin, je ne veux pas dire mais… t’as quand même l’air con, maintenant !
Je me redressai et me campai sur mes pieds en face de lui. Il trouvait le moyen de rire ! Il fallait qu’il se méfie, mon humeur n’avait rien de stable.
— Je peux savoir en quoi j’ai l’air con ?
— Tu as deux types qui t’aiment, dont un que tu as dans la peau, et tu es toute seule. Tu as tout perdu dans l’affaire, ça ne rime à rien. Tu vas faire quoi maintenant ? Te morfondre dans ton café ? Attendre un troisième gus pour te sauver des autres ?
Félix n’avait pas idée de ce qu’il venait de provoquer. Pour commencer, je lui devais la paix, j’étais calme tout à coup, en accord avec moi-même. Ensuite, en disant tout haut ce que je pensais tout bas, il m’avait donné ma réponse. Je ne perdrais pas une seconde fois ma famille.
— Merci, Félix, pour tes conseils…
— Je ne t’ai rien dit !
— Si, je te promets… j’ai un service à te demander…
— Je t’écoute.
— Peux-tu me remplacer demain matin ?
Il souffla.
— Bon… d’accord…
— Merci !
Le lendemain midi, quand je sortis de l’agence, j’avais un peu le vertige ; la première étape était bouclée, la suivante serait pour l’après-midi. Et s’il n’y avait pas de mauvaise surprise, tout serait lancé le jour suivant. Je n’aurais plus qu’à attendre. Je trouvai un banc où je me laissai tomber. J’irais au bout, aussi sûrement que lorsque j’étais partie en Irlande la première fois. Je pris mon téléphone et composai son numéro. Évidemment, il ne décrocha pas ; je l’imaginais, fixant mon prénom sur son écran. Je ne baissai pas les bras, et rappelai, encore et encore. Il décrocha à ma cinquième tentative.
— Diane…
Sa voix rauque me fit trembler des pieds à la tête.
— Tu ne dois pas m’appeler…
— Edward… je ne vais pas être longue, j’ai simplement quelque chose à t’annoncer.
Il soupira, et j’entendis le bruit de son briquet.
— Je sors d’une agence immobilière… J’ai mis Les Gens en vente. Si toi et Declan voulez toujours de moi…
L’émotion me submergea. Edward ne disait rien au bout du fil. Je finis par m’inquiéter.
— Tu es là ?
— Oui… mais… cet endroit… c’est ton mari et ta fille… tu…
— Non… ce n’est pas eux. Je les porte en moi. Et maintenant, il y a toi et Declan. C’est rare ce qui nous arrive… Je refuse de passer ma vie sans vous, tu ne déracineras pas Declan… Vous n’êtes pas faits pour vivre à Paris, mais moi, je suis faite pour vivre à Mulranny…
— Diane… je ne peux pas me permettre d’y croire…
— Tu peux, pourtant. Nous, toi et moi, Declan avec nous, ce n’est plus une illusion. Je ne serai jamais la mère de ton fils, je serai celle qui soutient son père pour l’élever et qui lui donnera tout l’amour qu’elle peut… Et je serai ta femme… Ça peut être notre vie, si tu le veux toujours…
De longues secondes s’écoulèrent. Puis j’entendis son souffle.
— Comment peux-tu en douter ?
Une demi-heure plus tard, je faisais sonner la clochette de la porte des Gens. Félix tchatchait au comptoir avec des clients. Son monde allait s’effondrer. Je le rejoignis, lui fis une bise et me servis un café.
— Il faut qu’on parle, lui annonçai-je sans préambule.
— Si je n’étais pas gay, je pourrais imaginer qu’elle veut rompre…
Tout le monde éclata de rire, sauf moi. Il n’était pas tombé loin de la vérité.
— On va vous laisser ! s’esclaffèrent les clients.
— Bon, alors, qu’est-ce qui t’arrive ? me demanda-t-il lorsque nous fûmes seuls.
Je plantai mes yeux dans les siens.
— Cet après-midi, deux agents immobiliers vont venir ici…
— Ouais, et alors ?
— Ils viennent estimer Les Gens.
Il secoua la tête, écarquilla les yeux, et donna un coup de poing sur le bar.
— Tu vends ?
— Oui.
— Je t’en empêcherai ! gueula-t-il.
— Comment ?
— Pourquoi tu fais ça ?
— J’ai perdu ma famille, je n’y pouvais rien, j’ai mis du temps à accepter que Colin et Clara ne ressusciteraient pas. Je ne vais pas perdre une nouvelle fois ma famille. Edward et Declan sont vivants, ils sont ma famille, je me sens chez moi là-bas à Mulranny, avec Jack et Judith aussi…
— Et moi ?
Sa voix dérailla.
— Et moi ? reprit-il. Je croyais que c’était moi, ta famille !
Je vis quelques larmes rouler sur ses joues, les miennes ruisselaient sur mon visage.
— Tu es et tu resteras ma famille, Félix… Mais j’aime Edward et je ne peux pas vivre sans lui… Viens vivre en Irlande avec moi !
— Tu es conne, ou quoi ? Tu crois que j’ai envie de tenir la chandelle et de jouer les baby-sitters !