Ce jour-là, on m’indiqua que c’était la visite de la dernière chance. Quelques minutes avant, je pris Félix à part.
— S’il te plaît, fais-toi discret… arrête de retarder l’inévitable…
— Je ne suis qu’un sale gosse, je sais…
Je me blottis dans ses bras, il m’écrasa contre lui. Je le retrouvais enfin. Un petit peu, tout au moins. La clochette sonna, Félix lança un regard noir, et me lâcha.
— Je vais cloper.
Il passa devant l’agent immobilier et son client en marmonnant un vague bonjour. Ce n’était pas gagné ! Je plaquai sur mon visage mon plus beau sourire de commerçante et m’avançai vers mes visiteurs. L’agent immobilier me fit les gros yeux à cause de Félix, je l’ignorai et tendis la main à l’homme qui attendait à ses côtés en observant autour de lui.
— Bonjour, monsieur, ravie de vous accueillir aux Gens.
Il avait une poigne de fer, et me regarda droit dans les yeux derrière ses lunettes Clubmaster. Il était trop sérieux, trop impeccable pour Les Gens, avec son costard sur mesure et son air convenable et bien élevé.
— Frédéric, enchanté. Diane ? C’est bien ça ?
— Oui…
— Vous permettez que je visite tranquillement, nous parlerons ensuite ?
— Faites comme chez vous.
— Je ne suis encore qu’un invité, il me faut votre autorisation.
Il déambula chez Les Gens pas loin d’une demi-heure, en ignorant l’agent immobilier qui s’agitait autour de lui. Il examina soigneusement chaque recoin, feuilleta quelques livres, caressa le bois du bar, observa la rue derrière la vitrine. Il était toujours à cet endroit quand Félix se décida à rentrer. Ils échangèrent un regard, et mon meilleur ami reprit son poste au bar. Frédéric le rejoignit et s’assit au comptoir.
— C’est avec vous que je vais travailler ?
— Il paraît, lui répondit mon meilleur ami. Je ne suis pas d’humeur à répondre à un interrogatoire.
Et voilà, ça recommençait !
— J’ai tout ce qu’il me faut, lui annonça Frédéric, sans se départir de son sourire.
Il ne sembla pas choqué par l’attitude de Félix, il se leva, et fit signe à l’agent immobilier de le suivre à l’extérieur. Ils échangèrent durant de longues minutes sur le trottoir.
— Je n’ai pas pu m’en empêcher, Diane…
— Ç’aurait pu être pire, tu as fait un petit effort. Tu as évité de lui dire que tu sniffais de la coke sur le comptoir, comme tu as fait avec le dernier.
— J’ai fait ça ?
Frédéric ouvrit la porte et s’adressa à moi.
— Ce n’est pas très conventionnel comme façon de faire, mais je souhaiterais dîner avec vous pour parler des Gens heureux et obtenir les informations dont j’ai besoin. On dit ce soir ? Je passe vous prendre ?
— Euh…
— 20 heures.
Il jeta un regard à Félix et s’en alla.
— C’est qui, ce mec ? râla Félix. Ton Irlandais ne va pas apprécier, mais pas du tout.
Il éclata de rire.
— Pas faux. Mais ça a le mérite de te faire marrer.
J’esquivai la conversation houleuse avec Edward en lui envoyant un simple SMS : « Je dîne avec un acheteur, je t’appelle après.
» J’éteignis mon téléphone. À 20 h 01, le mystérieux Frédéric arriva, ignora superbement Félix, et m’entraîna à sa suite. Nous marchâmes en silence et à distance jusqu’à un restaurant, place du Marché-Sainte-Catherine, où il avait réservé une table. Malgré son attitude pour le moins étrange, je me sentis rapidement très à l’aise avec lui. Il se présenta brièvement ; c’était un ancien cadre dirigeant de la Défense qui avait de belles économies à la banque, n’ayant pas de famille à charge. Il voulait changer de vie, sans quitter Paris, qui était son troisième poumon. Puis il voulut savoir comment Les Gens étaient nés. Les vannes s’ouvrirent, je lui racontai ma vie : Colin et Clara, mon deuil impossible, l’exil en Irlande, Edward, son caractère, son amour, mon amour pour lui, et son fils depuis peu, ma décision de tout plaquer pour recommencer de zéro avec eux.
— Et Félix ? m’interrompit-il d’un coup.
Je me lançai dans un nouveau chapitre de ma vie, et son attention redoubla. Je conclus en lui expliquant à quel point la vente des Gens et mon départ le blessaient, sans lui cacher la vérité.
— Si vous achetez, les débuts risquent d’être difficiles avec lui, mais s’il vous plaît, soyez patient, il est merveilleux, il fait partie des Gens, il en est plus l’âme que moi.
— Diane, vous êtes la femme de sa vie, me dit-il en me regardant droit dans les yeux.
— Oh, je vous arrête tout de suite, vous vous trompez, Félix est gay.
— Je le sais… mais justement, je maintiens, vous êtes la femme de sa vie, et il la perd. Il aura eu vous et sa mère. J’ai connu ça.
Il me lança un sourire en coin pour bien confirmer ce que j’avais compris.
— Vous finissez toujours par lâcher l’homo de votre vie pour l’homme de votre vie. Et on n’y est pas préparé.
Il leva la main pour demander l’addition, la paya sans que je réussisse à aligner deux mots.
— Je vous raccompagne, me proposa-t-il.
Je hochai la tête, et nous prîmes le chemin des Gens.
— Je vous promets de m’occuper de lui, me dit-il, brisant le silence. Il s’en remettra, et reviendra vers vous, un jour…
— Attendez, Frédéric ! Vous êtes en train de me dire quoi exactement ?
— J’achète vos Gens heureux, et je compte bien y être aussi heureux… avec Félix.
— Minute ! Vous achetez Les Gens ?
— Puisque je vous le dis ! Dans peu de temps, vous allez retrouver votre Edward et son fils.
— Mais, Félix ! Vous comptez lui faire quoi ?
— La cour…
J’écarquillai des yeux comme des billes.
— Je ne doute pas de vos capacités de séduction. Mais Félix ne conçoit même pas l’existence de la monogamie.
— C’est ce qu’on verra…
À son regard, je compris qu’il réussirait.
— Je règle tout avec l’agence, je passerai vous voir demain. Passez une bonne nuit, Diane. Mes amitiés à Edward.
Je commençai à monter l’escalier de mon immeuble, mais je m’arrêtai et me pinçai le bras. La douleur m’assura de la réalité de cette soirée. En arrivant chez moi, je m’allongeai directement sur mon lit, mon téléphone en main. Edward aboya dès qu’il décrocha :
— Je t’interdis de me refaire un coup pareil ! C’est qui ce type avec qui tu as passé la soirée ?
— L’amoureux de Félix et le nouveau propriétaire des Gens.
— Quoi ?
— Tu as bien entendu… j’arrive bientôt, très bientôt… et je n’ai plus à m’inquiéter pour Félix…
À partir de là, tout s’enchaîna très vite. Félix ayant procuration pour Les Gens, je n’avais pas besoin de rester jusqu’à la vente définitive, et je ne tenais plus. Frédéric se proposa de prendre ma place pour se faire aux Gens et au travail, espérant aussi apprivoiser Félix. Celui-ci râla, dans un premier temps, puis finit par accepter, blasé. Pour le moment, il ne voyait rien du petit manège de son futur patron. Le jour où ça lui exploserait à la figure, ça lui ferait tout bizarre ! Frédéric était en train de se rendre indispensable. De mon côté, je les laissais se jauger et prendre leurs marques ensemble pour préparer mon grand départ, le vrai, le dernier. J’empaquetai toutes mes affaires, qu’un transporteur livrerait à Mulranny dans plusieurs semaines, je clôturai mes comptes bancaires, et remplis des tonnes et des tonnes de papiers administratifs. Chaque jour, j’avais Edward et Declan au téléphone. Ou plutôt devrais-je dire Declan ! Pour Edward, déjà pas très causant en vrai, le téléphone était un supplice…