Dernière journée à Paris. Mon vol était le lendemain. Je passerais mon ultime après-midi aux Gens. En attendant, je refis ce chemin que je prenais chaque lundi depuis plus de un an. Je sortis du métro, les jambes tremblantes. J’entrai chez la fleuriste la plus proche, qui me connaissait depuis le jour où je m’étais enfuie de chez elle. Je lui achetai pour la dernière fois en mains propres une brassée de roses blanches, et ouvris un compte : chaque semaine, elle devrait leur déposer le même bouquet. Je l’embrassai amicalement et me dirigeai vers le cimetière. Je pris tout mon temps pour traverser l’allée centrale. Arrivée devant eux, je me mis à genoux, changeai les fleurs, et déposai les roses fanées derrière moi. Puis je caressai le marbre.
— Eh… mes amours… vous resterez toujours mes amours. Je pars demain, ça y est… Colin, on en a déjà parlé… Tu sais que je ne t’oublierai jamais. Je ne t’ai pas remplacé par Edward… Je l’aime, c’est tout… Et toi, ma Clara… tu aurais pu avoir un frère comme Declan… Je ne suis pas sa maman, je reste la tienne. Ma nouvelle vie commence demain dans un endroit que vous ne connaissez pas, mais qui est aujourd’hui chez moi. Je ne sais pas quand je reviendrai vous voir… mais vous serez toujours avec moi… Si vous ne trouvez pas le chemin, demandez à Abby, elle vous guidera vers la plage… Je vous aime… Je vous aimerai toujours…
Je posai une dernière fois les lèvres sur leur tombe en les pressant fortement, puis je partis sans me retourner.
L’après-midi passa à toute vitesse — un client entrait quand un autre sortait. J’eus à peine le temps de me retourner qu’il n’était pas loin de 19 heures ; ma dernière journée en tant que patronne des Gens touchait à son terme. Cela m’avait évité de réfléchir.
— Putain ! Le prochain qui entre, je lui claque la porte à la gueule ! brailla Félix.
Frédéric entra à cet instant.
— Peut-être pas, en fait, railla-t-il.
Frédéric avança jusqu’à moi et me fit une bise. Il serra la main de Félix par-dessus le comptoir.
— Je passais te souhaiter bon voyage.
— Merci, c’est gentil.
Nous avions très rapidement dépassé le vouvoiement. Heureusement, puisque je suspectais que, très prochainement, il rejoindrait les rangs de ma drôle de famille… En tout cas, je l’espérais.
— Allez, on boit un coup ! proposa Félix.
Il sortit du champagne d’un frigo, fit sauter le bouchon et me tendit la bouteille en me regardant droit dans les yeux.
— Ça te rappelle quelque chose ?
— Jamais je n’oublierai cette soirée ! lui répondis-je, des larmes plein les yeux.
— Ne t’inquiète pas, ce soir, c’est soft… J’ai pensé qu’Edward n’apprécierait pas de te voir débarquer avec trois grammes dans le sang.
Je bus une grande rasade au goulot, et lui tendis la bouteille. D’un signe de tête, Félix me désigna Frédéric, qui refusa. Félix s’approcha de lui.
— Tu veux faire partie de la famille ? Tu acceptes et tu la boucles !
Ils se défièrent du regard ; l’espace de quelques secondes, j’eus le sentiment d’être de trop. Ç’allait être explosif entre eux… Frédéric but à son tour et tendit la bouteille à Félix qui retourna derrière son bar. Elle fut sifflée en deux temps, trois mouvements.
— Je vais vous laisser en tête à tête. À demain, dit-il à Félix.
Je l’accompagnai à l’extérieur.
— Je te les confie, me contentai-je de lui dire.
— Ils seront tous entre de bonnes mains.
— Je te fais confiance.
— À bientôt, Diane…
Félix m’attendait, assis sur le bar, une nouvelle bouteille à la main. Je grimpai à côté de lui, et posai la tête sur son épaule.
— Je ne peux pas te parler, Diane. C’est trop dur…
— Ce n’est pas grave.
— Par contre, je vais te payer des coups sur le compte de mon nouveau patron.
Nous passâmes la soirée assis l’un à côté de l’autre, à vider les bouteilles, nous tenant la main parfois, transformant Les Gens en aquarium géant avec les cigarettes que nous enchaînions les unes après les autres. Félix m’écrasait régulièrement contre lui. Et puis il finit par ouvrir la bouche pour une demande qui me bouleversa :
— Ne prends pas le panneau photos, laisse-le-moi.
— Il a toujours été à toi. Tu vas le mettre dans ton appart ?
— Non, il reste ici. J’ai négocié avec le patron : je lui ai expliqué que sans Colin, Clara et toi, il n’y aurait pas de Gens heureux…
Une heure et une bouteille plus tard, je montrai les premiers signes de fatigue.
— Va te coucher, me dit-il. Une grande journée t’attend demain, tu retrouves tes hommes. Avant, j’ai une dernière chose à faire.
Il prit un tabouret, et l’emporta près de la porte. Il grimpa dessus pour décrocher la clochette.
— Tu ne peux pas partir sans un souvenir…
Je craquai et me jetai dans ses bras en laissant couler toutes les larmes retenues ces derniers jours. Félix me broya entre ses bras.
— Je n’ai pas le courage de t’accompagner à l’aéroport, demain.
— De toute façon, je ne veux pas que tu viennes.
Nous murmurions.
— À quelle heure est ton taxi ?
— 7 heures.
— Laisse les clés dans le studio. Ferme une dernière fois.
Il se redressa, m’attrapa par les épaules, planta ses yeux dans les miens.
— Salut, Diane !
— Félix…
Il me lâcha et sortit dans la nuit. Un dernier regard à travers la vitrine, il disparut… Du plat de la main, je m’essuyai les joues avant d’attraper mon trousseau dans ma poche. Première étape : donner un tour de clé. Deuxième : retourner l’ardoise. Troisième : glisser dans la vitrine l’annonce « changement de propriétaire ». Quatrième et dernière : éteindre les lumières. L’éclairage des lampadaires me permettait de voir comme en plein jour dans mon café. Ici, j’avais tout choisi avec Colin, c’était une part de moi, même si je l’avais dénigrée un temps — trop long —, j’avais grandi dans cet endroit. Lorsque je reviendrais — si je revenais un jour —, je ne reconnaîtrais plus les lieux ; il y aurait nécessairement du changement, le nouveau patron avait un caractère bien trempé, il voudrait mettre sa patte… Normal, je n’avais pas mon mot à dire. Je longeai les étagères, débordant de livres : bien rangés, prêts à être dévorés. Puis j’allai derrière mon comptoir, je caressai le bois : propre, brillant. J’alignai quelques verres sortis du rang. Je refis la pile de cahiers de comptes et de commandes, et repositionnai le panneau photos. Enfin, je m’arrêtai devant le percolateur, je souris en me remémorant le jour où j’avais fait un scandale à Félix, incapable de le nettoyer correctement. J’eus envie de me faire couler un café, je renonçai ; je savais que je ne l’apprécierais pas, ça sentirait le réchauffé. Je préférais ne pas me souvenir de mon dernier, cela resterait un moment flou, suspendu dans le temps, avec en bruit de fond les clients, le rire de Félix, la rue. Il était temps ; je passai par l’arrière pour rejoindre l’escalier de l’immeuble. Sur le seuil de la pièce, je fermai les yeux en respirant profondément l’odeur de livres, de café et de bois. Des flashs, des bribes de souvenirs traversèrent mon esprit, je fermai la porte sans rouvrir les yeux, en me concentrant sur le grincement des gonds. Malgré tous mes efforts, ils n’avaient jamais cessé de grincer. Le clac de la serrure me fit hoqueter : c’était fini. Les Gens heureux lisent et boivent du café allaient vivre sans moi…