Выбрать главу

— Tu bois la même chose que nous ? lui proposai-je.

— Pourquoi pas !

Félix se chargea de la conversation en assaillant Olivier de questions sur sa vie, son travail. Celui-ci se prêtait de bonne grâce à cet interrogatoire. Sous couvert d’humour, mon meilleur ami se renseignait sur la solidité de cet homme ; je le connaissais assez pour savoir que, même s’il eût vendu père et mère pour que je trouve quelqu’un, cela le terrifiait. De mon côté, je n’intervenais pas dans leur discussion ; j’en étais incapable. Du coup, je refis toute la vaisselle. Je nettoyai chaque verre, chaque tasse qui traînait plusieurs fois de suite. Je fuyais le regard d’Olivier dès qu’il tentait d’accrocher le mien. Quand force me fut de constater que je n’avais plus rien à laver, rincer, astiquer… j’attrapai mon paquet de cigarettes sous le bar et sortis prendre l’air.

J’en étais à ma seconde clope consécutive lorsque j’entendis la clochette : Félix.

— Ça y est, le roi a fait son choix, je sais où je vais m’encanailler.

— Non… s’il te plaît… tu ne peux pas me laisser toute seule avec lui.

— Son seul défaut, c’est qu’il ne fume pas. C’est vraiment un mec bien. Ça se sent. Ne te prends pas la tête. Parle-lui. Lance-toi. Profite un peu de la vie !

Il me fit une bise.

— Il t’attend.

Félix partit, guilleret comme un pinson. Je soupirai profondément avant d’entrer aux Gens.

— Eh…, me salua Olivier.

— Eh…

— Un dîner en tête à tête, ça te dirait ?

Je retournai derrière mon bar et avalai une gorgée de vin. Olivier ne me quittait pas des yeux.

— On peut rester ici ? lui proposai-je. Je ferme, et le bar est à nous pour la soirée.

— Si tu me laisses m’occuper du dîner ?

— D’accord !

Il sauta de son tabouret, se dirigea vers la porte, mais se ravisa et se tourna vers moi.

— Tu seras encore là quand je reviendrai ? Tu ne vas pas t’enfuir ?

— Fais-moi confiance.

Il m’offrit un grand sourire et sortit.

Pour tuer le temps avant son retour, j’éteignis les lumières de la vitrine et retournai l’ardoise sur la porte — j’étais fermée —, je changeai la musique, mis le dernier album d’Angus & Julia Stone, et allai m’enfermer dans les toilettes. J’avais une tête affreuse ; j’étais à la bourre ce matin-là, je n’avais pas pris le temps de me maquiller, et mon parfum n’était pas de la plus grande fraîcheur. Le problème : je ne voulais pas prendre le risque qu’Olivier trouve porte close en revenant, je n’avais pas le temps de remonter chez moi. Mon téléphone vibra dans ma poche. SMS de Félix : « pour te ravaler la façade, va fouiner derrière le panneau photos à côté de la caisse ». À croire qu’il avait mis une caméra de surveillance dans les toilettes, de sa part, tout était possible ! Effectivement, Félix avait préparé dans mon dos une trousse de maquillage, avec une brosse à cheveux et un échantillon de mon parfum.

Je venais de mettre le couvert sur le bar quand Olivier revint les bras chargés.

— Tu as invité des potes à nous rejoindre ?

— Je ne savais pas quoi choisir, me répondit-il en déposant les différents sacs sur le comptoir. Alors j’ai pris un peu de tout. Je suis passé chez le traiteur grec, à la charcuterie italienne, chez le fromager… et puis, pour le dessert, j’ai pris des gâteaux au chocolat, mais je me suis dit que tu préférais peut-être les fruits alors il y a des tartes…

— Tu n’avais pas besoin de faire tout ça.

— J’aime bien m’occuper de toi.

— Tu crois que j’ai besoin qu’on s’occupe de moi ?

Il fronça les sourcils.

— Non… tu m’attires et ça me fait plaisir…

Je regardai mes pieds, les jambes flageolantes.

— Je ne suis pas chez moi, mais on s’installe ?

Il avait l’art et la manière de me mettre à l’aise et de faire baisser la tension inhérente à ce rendez-vous improvisé.

Je perdis la notion du temps. Je n’avais pas souvenir d’avoir passé une soirée aussi agréable depuis des années. Olivier me faisait rire en me racontant des anecdotes sur ses coincés du dos imaginaires. Je découvrais un homme sans problème existentiel, spontané, qui attendait de la vie des choses simples pour le rendre heureux. Il me fit comprendre qu’il voulait en savoir un peu plus sur moi.

— Tu es toujours un peu sur la réserve… Je me demande à quoi c’est dû… Je ne te fais pas peur, au moins ?

— Non, lui répondis-je en souriant. C’est juste que ça fait longtemps que je ne me suis pas retrouvée dans cette situation…

— Tu as vécu une rupture douloureuse ? Pardon, je suis peut-être un peu brusque…

— Non… c’est un peu plus compliqué que ça… et ce n’est pas évident à expliquer…

— Ne te force pas à me raconter…

— Si, c’est important… tu ne voudras peut-être plus me voir après…

— À moins que tu m’annonces que tu es une meurtrière…

— Je te rassure, je n’ai tué personne ! lui répondis-je en riant.

Mes yeux papillonnèrent de droite à gauche, je soufflai un grand coup avant de me lancer :

— En fait, Olivier… j’ai perdu mon mari et ma fille dans un accident de voiture, il y a trois ans…

— Diane… je suis…

— Ne dis rien, ça va, aujourd’hui. Mais je n’ai eu personne dans ma vie depuis… et je dois dire que… c’est la première fois que je passe un vrai bon moment avec un homme. Je comprendrais que ça te fasse peur…

Je piquai du nez. J’entrevis Olivier se baisser et chercher à accrocher mon regard par en dessous. J’eus un petit rire. Il n’était devenu ni distant ni fermé, il était resté le même.

— Un remontant, ça te dit ?

— Oui.

— Je peux passer derrière le bar pour ouvrir une nouvelle bouteille ?

Je hochai la tête et le suivis du regard.

— C’est un rêve d’ado, tu comprends ? ajouta-t-il en riant.

— Je t’en prie, fais-toi plaisir !

Il trouva la bouteille et le tire-bouchon, et nous servit. La concentration qu’il mettait dans l’exécution de sa tâche me toucha et me détendit.

— Ça te va bien. Je pourrais t’embaucher.

— Je ne fais que les extras, me répondit-il avec un clin d’œil.

Il s’apprêtait à me rejoindre quand il remarqua le cadre avec toutes les photos de famille. Il m’interrogea du regard.

— Je peux ?

— Vas-y.

Il se saisit du cadre et l’étudia de plus près.

— Félix avait l’air proche de ta fille.

— C’est son parrain… ça t’ennuie si je fume une clope ?

— Tu es chez toi. Tu ne veux peut-être pas en parler ?

— Si tu as des questions…, lui répondis-je en allumant ma cigarette.

Il reposa le panneau à sa place et me rejoignit.

— Tu as fait quoi ces trois dernières années ? Je veux dire… pour t’en sortir… parce que personne ne peut imaginer ce que tu as traversé.

J’inspirai profondément, pris le temps de finir et d’écraser ma cigarette avant de lui répondre :

— Je suis restée un an enfermée chez nous… Si je suis encore en vie, c’est à Félix que je le dois. Il me secouait tellement que j’ai décidé de partir… J’ai vécu une petite année en Irlande, dans un village paumé, avec la mer à quelques mètres de chez moi…

— C’était comment ?

— Humide, mais ça m’a remuée. C’est beau, c’est très, très beau, tu sais… Les paysages sont grandioses, c’est un pays qui vaut le détour…

Je luttais contre les souvenirs, je refusais de me laisser envahir par mes fantômes irlandais.