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San-Antonio

La vie privée de Walter Klozett

À Émile HENOCQUE,

compagnon de mes débuts,

en souvenir de notre longue marche,

SAN-ANTONIO.

CHAPITRE PREMIER

La radio posée sur le siège passager joue un machin arabisant, très chouette, délicat, spirituel et tout, qui s’intitule Ta Babouche, Bey, bée. Toi, tu piges tout de suite parce que je te le livre écrit, mais à l’audition faut se ressemeler les méninges pour comprendre l’astuce. Et puis la musique s’interrompt et la voix de l’officier de police Malnourry la remplace au pied levé :

— Attention, il vient de s’asseoir sur le talus. Il paraît très fatigué.

Là-dessus, le chanteur reprend possession de mon poste pour faire vivre l’islam des violons.

Je ralentis.

Ils ont des méthodes perfectionnées de nos jours, dans l’audio-visuel.

La départementale s’étend sous un soleil grisâtre qu’interrompt, temps à autre, des nuages couleur de maladie incurable. Je commence à le connaître par cœur, ce tronçon de route… Vingt fois que je le parcours au volant : d’une 2 CV, d’une fourgonnette, d’un corbillard, d’un break américain, et autres véhicules qui, bien qu’étant tous de race automobile, n’en sont pas moins fortement différents l’un des autres.

Pour les piloter, j’ai mis : des casquettes, des bérets, des chapeaux mous, des lunettes, des barbes postiches, des perruques de couleurs variées, manière de modifier mon aspect. Pas que le « client » s’aperçoive que c’est toujours le même julot qui lui passe devant. Depuis qu’il s’est engagé sur la départementale, on a interdit celle-ci au trafic normal en instaurant une déviation sur une dizaine de kilomètres. Y’a plus que bibi qui l’emprunte. Précédé de Malnourry, lequel m’annonce au préalable le comportement du gars. Parvenu à un petit embranchement bloqué par les pandores, je change de bagnole et d’aspect. Frégoli ! Travail rapide. Malnourry agit de même ; on repart en sens inverse, par une voie secondaire, pour aller reprendre la départementale par son début. On se dit qu’à la fin, quoi, merde, notre bonhomme va bien se décider à faire du stop, tu crois pas ? Il vient de se respirer dix bornes déjà et il doit fumer des tartines. D’autant qu’un zig qui a tiré huit ans de taule n’est pas tellement conditionné pour courir le marathon. La fatigue le contraindra fatalement à crier « pouce ». Nous sommes convenus, avec Malnourry, qu’au cas où notre type s’adresserait à lui, mon chosefrère ne stopperait pas afin de me le laisser. C’est moi qui dois entrer en lice, nobody d’autre.

Bon, j’aperçois le gnace, tout là-bas, assis sur le talus. Je roule cahotement dans une vieille Juva 4 réquisitionnée chez un garagiste de village. Il me visionne seulement pas. Il est accoudé à sa valoche de carton maintenue fermée par une ficelle et il semble rêvasser, engoncé dans un imper ravagé. L’air mélanco, les traits creusés. Je le mate du coin de l’œil, en passant. Sachant qu’il ne m’arrêtera pas encore cette fois-ci. M’est arrivé, pêchant la truite dans un frais torrent, d’apercevoir une belle saumonée presque immobile dans un « repos » d’eau. Je lui balançais mon ver sous le pif. L’agitais doucement devant elle pour lui exciter la gourmandise. Comme ça, longtemps. Et la truite voulait même pas le savoir. Elle snobait mon appât, cette bêcheuse. Avec Césarin, c’est du kif. Tu lui amènerais un char fleuri, une Rolls neuve, une ambulance ou quinette, il broncherait pas. Il joue le chemineau, à outrance. Dis, on n’a tout de même pas mis tout ce dispositif sur patte pour la peau, non ! Une idée à moi ! J’aurais l’air truffe.

J’accélère…

Quelques kilomètres plus loin, c’est le carrefour. Malnourry achève de coiffer un kibour de facteur et prend possession d’une tire jaune des pététés qui ressemble à un œuf dur sans son blanc.

— Il ne se décide pas vite, hé ? me dit l’adjudant de gendarmerie préposé au détournement de la circulance.

Je fais la grimace.

À cet instant, un coup de klaxon graillonneux retentit. Je vois débouler Béru, au volant d’un camion chargé de porcs. Les braves cochons gueulent tout ce qu’ils savent.

— Mets un blouson et grimpe ! m’enjoint Mister Gras-double. Je te le vas lever, ton hotu, moi !

À moitié défenestré, il brandit dans ma direction sa trogne de lanterne japonaise.

— D’où sors-tu cet engin, Gros ?

— Un pote à moi, natif aussi également de Saint-Locdu-le-Vieux… Il drivait la bétaillère que voici et j’y ai empruntée. L’est en train de se tartiner les dents creuses au petit routier que tu vois l’enseigne, là-bas. Allez, pointe-toi, grand malin, que je t’ fasse une p’tite démonstration de pêche-bonhomme…

Vaincu par son autorité, je le rejoins.

Me disant qu’après tout, pourquoi pas, hein ? Du moment que…

J’ai effectivement choisi un blouson chiffonné dans la camionnette aux déguisements. Posé ma cravtouze. Ébouriffé mes crins. Le routier fatigué, quoi, par son long ruban…

On déhotte. Cahin-caha. Les porcs poussent des clameurs lourdes de pressentiments. Y’a déjà du boudin dans ces cris. De l’écorchage. De l’égorgement.

— Car tu penses qu’il sera plus sensible à un camion, toi ? je grommeluche.

Sa Majesté hausse une épaule.

— C’est à voir…

Je ricane :

— On dirait que tu fais du transport en commun.

La réflexion, désobligeante au second degré, ne le trouble pas plus que toi. Il chante à tue-tête, Béru. Un truc de son régiment. Ça cause de barda, de godillots, de kilomètres… Faut dire qu’il fait un temps à ça, une route à ça… Soleil incertain, avec des déboulés ardents. Chaussée poussiéreuse… Des corbifs dans les champs. Des pommiers tordus, en pèlerinage…

On atteint la Nationale. On oblique jusqu’à l’orée de la départementale, là qu’un premier barrage de perdreaux détourne les chignoles qui s’y hasarderaient.

Je fais un signe au brigadier. Il nous permet de passer.

Bérurier s’arrête de bramer, la voix multiple de ses gorets prenant l’avantage sur la sienne.

— C’est quoi, au juste, ce croquant ? il me demande en désignant la route vide devant nous.

— Un taulard libéré, Gros.

— Je sais, mais ce dont j’ignore, c’est le pourquoi de tout ce tintouin.

Va falloir passer aux explications. Je le sentais…

Non à cause de lui dont la fictivité m’accommode, mais à cause de toi, pommelure. De toi, assoiffé qu’on ne parvient jamais à remplir, n’importe son débit. Le chiasse (j’écris pas la, exprès, parce que que !) dans le policemard, c’est de toujours avoir à bien expliquer : les choses, le comment, les pourquoi, tout bien, rien laisser dans l’ombre, rien omettre, battre soleil sans cesse, vu qu’on marne dans le cartésien, nous autres. On se doit à la vérité qu’est incluse dans notre contrat. Bagnards éperdus, nous voilà casseurs de mots comme de cailloux, caseurs de mots, tresseurs de phrases, vanniers de sous-sous-sous littérature abjecte, polluante, dépravante, pousse au crime, cynique, ordurière, pornographique, obscène, bref commerciale. On est responsable de ce qu’on invente. Tout gag est un boomerang que tu prends sur le coin de la gnole si tu ne fais pas très rigoureusement gaffe, si t’as pas le bon réflexe d’esquive en sa fin de trajectoire. Lancer, c’est facile. Tout tireur jouit, au moment d’épauler, du bénéfice de l’admiration. Il est incontesté au départ de son action. On ne le met pas en doute tant qu’il a pas pressé la détente. Seulement, s’il rate la cible, son crédit vole en éclats, lui. Pour nous autres, cons à plumes, c’est kif. Terriblement pareil. Tu peux l’inventer n’importe quoi, au lecteur. Le plus incrédible, le plus suspensiel, il gobe, bien content, une vraie autruche. Glaoup ! Seulement, crois pas qu’il digère. Un ruminant, ce nœud. Il place sur ordinateur, t’attend à l’arrivée. Si tu fiardes, te voilà carbonisé dans sa soupente à méninges, là que clapotent les mesquineries universelles. Biffé vif de ta réputation. Annulé comme un chèque raté. Si bien que le mieux, ou le moins pire, pour s’en sortir, c’est d’annoncer la couleur en lançant ta brême. Dissiper les extravagances au fur et à mesure.